Ecole de Kyoto

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n°27

26/02/2009

À l’exception de quelques notions de sagesse orientale d’origine indienne, dont elle s’est saisie de temps à autre de façon assez superficielle, la philosophie occidentale ne s’est jamais sérieusement penchée sur les philosophies extra-occidentales – en dépit de son souci revendiqué de l’« autre » et du « dialogue ». Il faut dire aussi que la définition, issue des Grecs, de la philosophie comme discours rationnel a eu pour effet de rejeter tout apport perçu comme « religieux » ou « mystique » – et, à ce titre, une grande part de ces pensées extra-occidentales…

Seul contre-exemple ou presque dans cet océan d’indifférence : ce qu’on a appelé l’« École de Kyoto », cénacle de penseurs rassemblés entre les années vingt et soixante dans l’université de l’ancienne capitale impériale du Japon autour de trois grandes personnalités, appartenant à trois générations successives, Nishida Kitarô (1870-1945), Tanabe Hajime (1885-1962) et Nishitani Keiji (1900-1990). Encore l’intérêt que celle-ci a suscité en Occident a-t-il été longtemps associé au « scandale » historique né autour de cette école, une sorte d’affaire Heidegger-bis au pays du Soleil-Levant. Bien que formée sans lien avec lui, voire en contradiction avec ses valeurs, cette école s’est en effet mise au service de l’impérialisme japonais, de la fin des années trente à la défaite de 1945, jusqu’à lui fournir un discours justificateur de la « supériorité » intellectuelle et éthique de son peuple.

Véritable bible occidentale de ce mouvement, l’ouvrage imposant de l’Américain James W. Heisig, Les Philosophes du néant, ne fait pas l’impasse sur cette question politique, mais va au-delà. Construit de façon très classique, il analyse pas à pas, dans un langage clair, les pensées de ses trois grands représentants, à commencer par celle de son fondateur, Nishida.

Grand lecteur de Hegel, James, Husserl, Bergson et Heidegger (sans oublier Kant) bien que n’ayant jamais voyagé, Nishida a tenté de développer, avec les concepts de la philosophie occidentale, une attitude censée être « orientale ». Rejetant la dichotomie que nous opérons depuis Descartes entre un sujet et un objet, il lui a opposé une autre architecture du monde, inspirée du bouddhisme et du zen. De là ses notions d’« expérience pure » comme saisie directe, intuitive et indifférenciée du monde, d’« éveil à soi » comme alternative à notre notion de conscience, et d’« identité à soi de termes absolument contradictoires » comme rendu de la logique concrète des choses vue à la manière d’un flux incessant de principes opposés. Un peu comme si Nishida avait cherché à substituer à notre ontologie, fondée sur l’Être et la recherche d’une –« substance », un autre fondement, basé sur l’im-permanence des choses et le « néant abso-lu », entendu comme dissolution de l’ego et libération du mouvement immanent du monde.

Reprenant les mêmes hypothèses de départ, Tanabe, qui avait étudié en Allemagne auprès de Husserl, tentera, lui, de développer une pensée plus sociale et politique. Son principal concept, celui de « logique de l’espèce », dit qu’il existe un fond irrationnel à toute praxis historique, dérivant du fait que chaque culture porte avec elle un « absolu relatif » (la pensée du néant pour le Japon), mais qui avait selon lui vocation à se coordonner avec les autres absolus relatifs (comme la pensée occidentale de l’Être). Ainsi que le remarque Heisig, si elle faisait voie à un certain particularisme, cette idée ne menait en aucune façon au nationalisme, sinon au prix d’un biais réducteur.

Le plus « oriental » des trois, bien que très influencé par Nietzsche, Kierkegaard et Maître Eckhart, le grand mystique allemand du XIVe siècle, Nishitani, qui avait étudié en Allemagne auprès de Heidegger, se saisira en premier lieu de la question du nihilisme. Selon lui, on ne pouvait dépasser ce dernier que « de l’intérieur », en poussant à bout sa logique. Après la guerre, il devait revenir vers la religion, pensant qu’on pouvait fonder toute une philosophie sur le sol d’un bouddhisme renouvelé.

Ce qui rassemble les trois grands représentants de l’École de Kyoto, c’est donc leur volonté commune de fournir à la philosophie, ainsi que l’écrit le japonisant Belge Bernard Stevens (Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, CNRS Éditions, 2005), une autre base pour « un autre commencement » – cet objectif impliquant une modification parallèle de notre définition de la philosophie, entrevue non plus comme connaissance, mais comme « metanoia », action de transformation de soi, qui la rapproche de ce que nous qualifions de « spiritualité » ou de « religion ». Une confrontation riche d’enseignement : faisant ressortir par contraste les choix initiaux sur lesquels est fondée notre pensée, elle suggère que, en dépit de ses prétentions à l’universalité, notre philosophie n’exprime qu’une possibilité parmi d’autres d’approcher le monde. Explorer ces autres virtualités est peut-être l’une des tâches les plus exaltantes de la philosophie du XXIe siècle.