Texte de Nietzsche

Si le grand penseur méprise les hommes, c’est leur paresse qu’il méprise, car c’est elle qui leur donne l’allure indifférente des marchandises fabriquées en série, indignes qu’on s’y intéresse ou qu’on cherche à les éduquer. L’homme qui ne veut pas appartenir à la masse n’a qu’à cesser d’être indulgent à son propre égard ; qu’il suive sa conscience qui lui crie : « Sois toi-même ! Tu n’es pas réellement ce que maintenant tu fais, penses et désires. »

Toute âme jeune entend cet appel jour et nuit, et tressaille ; car elle pressent la mesure de bonheur qui lui est destinée de toute éternité quand elle pense à sa véritable émancipation : bonheur auquel d’aucune manière elle ne parviendra tant qu’elle restera dans les chaînes de l’opinion courante et de la peur. Et quelle vie sans espoir et dépourvue de sens peut s’ouvrir sans cette libération ! Il n’existe pas dans la nature de créature plus sinistre et plus répugnante que l’homme qui s’est dérobé à son propre génie et qui louche maintenant à droite à gauche, en arrière et de tous les côtés. Personne ne peut bâtir à ta place le pont qu’il te faudra toi-même franchir sur le fleuve de la vie — personne, hormis toi. Il est vrai qu’il existe d’innombrables sentiers et d’innombrables ponts et d’innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve ; mais le prix qu’ils te demanderont, ce sera le sacrifice de toi même ; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où mène-t-il ? Ne le demande pas, suis-le. (…)

Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, III, 1874.

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