Le Langage

LE LANGAGE

Introduction

  • Qu’est-ce qu’un langage ?

Définition du langage.

  • Qu’est-ce qu’un signe ?
  • Le langage, une faculté propre à l’homme ?
  • Langage et communication
  • Qui parle ?
  • Le langage et la pensée
  • Parler et dire
  • Penser ou parler : qui est premier ?
  • La langue, un instrument au service de la pensée
  • La langue comme obstacle à la pensée
  • La pensée incarnée dans une langue qu’elle anime

C- Écriture et oralité

  • L’origine du langage et des langues
  • Langage et langues
  • Pourquoi parler ?
  • Y a-t-il une langue originelle ?
  • La langue adamique
  • Conventionnalisme et naturalisme
  • Le mystère de la signification du mot : la linguistique
  • L’objet de la linguistique : la langue
  • Son élément : le signe linguistique
  • Le fonctionnement de la langue, la notion de système
  • Conséquences de la linguistique
  • Les dimensions du langage
  • La dimension logique de la langue
  • La dimension esthétique ou poétique
  • La dimension cathartique
  • La dimension magique
  • Le pouvoir des mots
  • Langage et action
  • La rhétorique et le dialogue

Conclusion

 

 

 

Tout être vivant communique, c’est-à-dire est capable de transmettre, en utilisant un code préalablement posé (des signes), un certain nombre d’informations pour interagir avec un autre être vivant. C’est ce qu’on appelle au sens large un langage. Ainsi pouvons-nous parler de langage animal, de langage des fleurs, de langage des hommes, de langage des signes, de langage du corps ou de langages informatiques… Toutefois, tous ces êtres vivants communiquent-ils de la même manière, ont-ils le même langage ? Parlent-ils ?

Que suppose la parole ? D’où vient que l’on parle ? Pourquoi parler ?

  • Qu’est-ce qu’un langage ?

On peut définir le langage comme un « système de signes pouvant servir de moyens de communication » (Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie).

  • Qu’est-ce qu’un signe ?

Un signe, à la différence d’une chose, présente une double face : dans la mesure où je peux le voir, l’entendre ou le toucher, il a une réalité sensible, mais il présente aussi la propriété de renvoyer à autre chose que lui, à un fait ou à une idée ; on dit qu’il signifie. On appelle signifiant sa partie sensible (visible, audible, tangible, etc.) et signifié, ou référent, l’idée à laquelle ou le fait auquel il renvoie. Il y a cependant plusieurs espèces de signes : un indice, une icône, un symbole, un symptôme, un signal, un mot sont des signes.

Dessiner dans des cases :

Case n°1 : une main tenant une balance

Case n°2 : le drapeau djiboutien

Case n°3 : des traces de pattes d’animaux (renard, biches, chat ou chien)

Case n°4 : un élève perplexe devant un tableau noir sur lequel est écrite l’équation :

Case n° 5 : le symbole de l’Islam (le croissant et l’étoile à 5 branches )

Case n° 6 : une voiture s’arrêtant brutalement avant d’entrer dans une rue possédant un panneau de signalisation sens interdit

Case n° 7 : la tête d’un homme présentant les symptômes d’une maladie (des boutons et de la fièvre)

Case n° 8 : un arbre

Case n° 9 : un homme et une femme avec sous la femme ♀ et sous l’homme : ♂

Case n° 10 : deux personnages dialoguant, avec dans la bulle du premier : je suis Youssouf. Et toi, comment t’appelles-tu ? Et dans la bulle du second : je m’appelle Khadidja. Tu ne me reconnais pas ?

  • Expliquez pourquoi il s’agit, dans tous les cas, de signes.
  • Distinguez, parmi tous ces signes, des symboles, un signal, un symptôme, une icône, des indices, des paroles.
  • Donnez d’autres exemples d’indices, d’icônes, de symboles, de symptômes, de paroles et justifiez vos choix.
  • Un indice, la fumée annonçant la présence d’un feu ou l’empreinte digitale qui trahit le voleur, suppose un lien de contiguïté* entre le signifiant et ce qu’il signifie (la fumée fait partie du feu et l’empreinte est la trace matérielle du doigt). Il existe donc un rapport naturel entre l’indice et son référent.
  • Une icône, le dessin d’une maison, est dans un rapport de ressemblance avec la réalité extérieure.
  • Un symbole, comme un drapeau national ou la colombe de la paix, établit un lien rationnel donc conventionnel, que l’on peut expliquer, entre le signifiant et le signifié. On parle également de symboles en mathématiques, mais, dans ce cas, le signe, x par exemple, ne veut rien dire hors de la formule qui le contient. On dit qu’il est autoréférentiel*.
  • Un symptôme est l’effet visible de la maladie qu’il révèle ; il y a un lien naturel de cause à effet entre lui et la maladie.
  • Un signal, un panneau de signalisation routière, indique quelque chose et sa perception doit déclencher un comportement adapté.
  • Une parole est faite de mots. Ce qui caractérise en propre un mot (de la parole), c’est l’absence de motivation évidente entre le signifiant et le signifié, sauf pour les mots dérivés dans une même langue (comme dans « boule » / « boulanger » / « boulangerie » ou « chair » / « charcutier »/ « charcuterie »). L’idée (signifié) « maison » peut se dire par des sons différents, « maison » en français, « bayt » en arabe, « house » en anglais, etc., sans qu’il soit possible de justifier cette association qui s’impose aux usagers de la langue. L’association entre le signifiant et le signifié est sans raison, « immotivée ».
  • Le langage, une faculté propre à l’homme ?
  • Langage et communication

Il est avéré que certains animaux communiquent entre eux. Ils sont en effet capables de se transmettre des informations. Les abeilles, grâce aux rondes qu’elles dansent, sont capables d’indiquer à leurs congénères à quelle distance et dans quelle direction se trouvent les fleurs qu’elles ont butinées. On peut donner de nombreux autres exemples : les fourmis utilisent des signaux chimiques, les dauphins ou les baleines communiquent par les sons qu’ils émettent. Un animal domestique, comme le chien, obéit aux ordres qu’on lui donne et peut faire comprendre qu’il a faim ou soif.

  • Recherchez sur internet un ou des exemples de communication animale et interrogez-vous sur les ressemblances et les différences qui existent entre cette communication et une conversation entre des hommes. Peut-on dire que les animaux possèdent un langage au même titre que les hommes ?
  • Qui parle ?

Pour répondre à cette question, il faut déterminer les caractéristiques qui sont propres* au langage humain.

Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir.

Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer les paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout.

Descartes, Discours de la méthode, 5e partie, Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, t. I, 1963, p. 628-629

Les caractéristiques du langage sont les suivantes :

  • Il est acquis et non inné et héréditaire ;
  • Il est le produit d’une « double articulation ». Les sons dont sont faits les mots et les mots eux-mêmes ne signifient pas isolément, mais sont combinés pour produire un sens. Cette combinaison est essentielle au langage puisque c’est elle qui le distingue de tous les autres moyens de communication. Toute langue, en effet, combine un nombre fini de sons non signifiants, ou phonèmes (du grec phonê, « voix », « son »), qu’elle a sélectionnés dans le babil de l’enfant pour former ses plus petites unités signifiantes, ou « morphèmes » (du grec morphê, « forme »). Ces morphèmes sont ensuite associés avec d’autres pour produire des unités de sens plus vastes ou phrases. Par exemple, le mot « sœur » (morphème) est la combinaison des sons (phonèmes) s-ö-r. Le mot sœur peut ensuite être combiné avec d’autres mots pour former des phrases : « ma sœur est plus âgée que moi », « hier, j’ai rencontré la sœur de mon père.»

On entend souvent dire que le langage humain est articulé. […] Il convient toutefois de préciser cette notion d’articulation du langage et de noter qu’elle se manifeste sur deux plans différents : chacune des unités qui résultent d’une première articulation est en effet articulée à son tour en unités d’un autre type.

La première articulation du langage est celle selon laquelle tout fait d’expérience à transmettre, tout besoin qu’on désire faire connaître à autrui s’analysent en une suite d’unités douées chacune d’une forme vocale et d’un sens. Si je souffre de douleurs à la tête, je puis manifester la chose par des cris. Ceux-ci peuvent être involontaires ; dans ce cas, ils relèvent de la physiologie. Ils peuvent aussi être plus ou moins voulus et destinés à faire connaître mes souffrances à mon entourage. Mais cela ne suffit pas à en faire une communication linguistique. Chaque cri est inanalysable et correspond à l’ensemble, inanalysé, de la sensation douloureuse. Tout autre est la situation si je prononce la phrase « j’ai mal à la tête ». Ici, il n’est aucune des six unités successives j’ai, mal, à, la, tête qui corresponde à ce que ma douleur a de spécifique. Chacune d’entre elles peut se retrouver dans de tout autres contextes pour communiquer d’autres faits d’expérience : « mal », par exemple, dans « il fait le mal », et « tête » dans « il s’est mis à leur tête ». On aperçoit ce que représente d’économie cette première articulation ; on pourrait supposer un système de communication où à une situation déterminée, à un fait d’expérience donné correspondrait un cri particulier. Mais il suffit de songer à l’infinie variété de ces situations et de ces faits d’expérience pour comprendre que, si un tel système devait rendre les mêmes services que nos langues, il devrait comporter un nombre de signes distincts si considérable que la mémoire de l’homme ne pourrait les emmagasiner. Quelques milliers d’unités, comme « tête », « mal », « ai », « la », largement combinables, nous permettent de communiquer plus de choses que ne pourraient le faire des millions de cris inarticulés différents. […] Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens […]. Mais la forme vocale est, elle, analysable, en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer « tête », par exemple, d’autres unités comme « bête », « tante », ou « terre ». C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de « tête », ces unités sont au nombre de trois ; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t, e, t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d’économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l’être humain. Grâce à la seconde articulation, les langues peuvent se contenter de quelques dizaines de productions phoniques distinctes que l’on combine pour obtenir la forme vocale des unités de première articulation […].

André Martinet (1908-1999), Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, 1960, p. 283-285

  • Quels sont les avantages de cette double articulation ?
  • Lisez et comparez les textes de Descartes et d’A. Martinez. Quel est leur point commun ?

C’est grâce à cette double articulation que le langage peut produire des sens nouveaux en combinant différemment les mêmes unités, qu’elles soient non signifiantes ou signifiantes. Avec un nombre fini, et donc mémorisable et maîtrisable, de signes, il devient possible de construire une infinité de mots et de phrases. Le langage rend ainsi le sujet parlant indépendant du milieu dans lequel il évolue. Il peut, en effet, dire les choses hors de leur présence, il peut même inventer des mots qui désignent des choses inexistantes, par exemple : « sirène » ; il peut parler de choses qui ne sont pas, et mentir, et de choses qui n’existent pas encore, et faire des projets. Grâce au langage, les hommes se créent un monde. Au contraire, les signaux qu’utilise un animal restent étroitement liés au milieu dans lequel il vit ; ils sont des réactions aux sollicitations de son milieu et déclenchent des comportements.

  • Les animaux ont un milieu, ou un biotope*, les hommes ont un monde. Quelle différence faites-vous entre un milieu et un monde ?
  • Enfin et surtout, le langage est le lieu d’un échange entre au moins deux personnes, entre un « je » qui s’adresse à un « tu », la relation pouvant s’inverser, le « tu » devenir un « je ». Une personne qui parle s’adresse à une autre personne qui lui répond ou peut lui répondre, alors qu’un signal déclenche un comportement et non une réponse linguistique.

Pour que la parole assure la communication, il faut qu’elle y soit habilitée par le langage, dont elle n’est que l’actualisation*. En effet, c’est dans le langage que nous devons chercher la condition de cette aptitude. Elle réside, nous semble-t-il, dans une propriété du langage, peu visible sous l’évidence qui la dissimule, et que nous ne pouvons encore que caractériser sommairement.

C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans la réalité qui est celle de l’être, le concept d’ « ego » (1).

La « subjectivité » dont nous traitons ici est la capacité du locuteur de se poser comme « sujet ». Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où on peut en faire état, n’est qu’un reflet), mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité » […], n’est que l’émergence d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité », qui se détermine par le statut linguistique de la « personne » (2).

La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la « personne », car elle implique la réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. C’est là que nous voyons un principe dont les conséquences sont à dérouler dans toutes les directions. Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à « moi », devient mon écho à qui je dis tu. La polarité des personnes, telle est dans le langage la condition fondamentale, dont le procès de communication, dont nous sommes partis, n’est que la conséquence toute pragmatique. Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type d’opposition, dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : « ego » a toujours une position de transcendance** à l’égard de tu ; néanmoins, aucun de ces deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition « intérieur/extérieur », et en même temps ils sont réversibles. Unique est la condition de l’homme dans le langage.

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 260

  • « Ego » est la traduction latine du pronom personnel «je », que l’on retrouve dans des mots comme « égoïsme », « égocentrisme ».
  • Le mot « personne » doit être pris ici dans un double sens, grammatical (Il désigne les pronoms personnels, « je », « tu ») et existentiel son sens grammatical. Le sens existentiel dépend se fonde sur le sens grammatical (note de l’auteur).

Le langage suppose ainsi, ou institue, une intersubjectivité*. Une langue solitaire serait une absurdité ou, quand elle existe, une langue que s’inventent les fous. Certes, je peux parler tout seul, sans que je passe pour être fou, si cela veut dire que je me dédouble fictivement et me fais des objections pour mieux me comprendre. Dans la prière, parole solitaire, le croyant s’adresse à Dieu. La langue est un moyen de communication entre des sujets, de mise en commun de quelque chose en vue d’une entente ou du constat d’une mésentente. Grâce au langage, les hommes vivent dans un monde commun.

On peut donc conclure que si les animaux communiquent comme les hommes, le langage est beaucoup plus qu’une simple communication animale. Il est le propre* de l’homme.

  1. Le langage et la pensée

Une langue n’existe que parce qu’elle est parlée, prise en charge par un sujet. « On voudrait nous faire croire que la pensée c’est seulement du langage, comme si le langage lui-même n’était pas parlé » (Sartre, in revue L’Arc, 1990, p. 88).

  • Parler et dire

Le verbe « parler » a une plus grande extension que le verbe « dire ». Pour dire quelque chose, il faut parler, mais on peut parler pour ne rien dire, en se contentant de reprendre ou de répéter des phrases toutes faites. Le psittacisme, le fait de parler à la manière d’un perroquet, caractérise certains cas pathologiques et l’expression « langue de bois » sert à critiquer un usage politique de la langue, fait pour bloquer la réflexion en incitant à répéter des slogans. En revanche, quand un sujet dit quelque chose, il vise soit un état de choses du monde, soit une idée. Dans cet acte de parole, il y a une visée – une intentionnalité*– qui dépasse ou excède la langue. Se pose alors la question de l’adéquation* de la langue dont nous disposons avec ce que nous voulons dire, avec ce que nous visons en disant quelque chose.

  • Trouver des exemples de la vie quotidienne où il vous arrive de parler pour ne rien dire et d’autres où vous voulez dire quelque chose.
  • Distinguez : exprimer quelque chose et s’exprimer.
  • Quelles conséquences tirez-vous de la distinction entre parler et dire ?
  • Penser ou parler : qui est premier ?
  • La langue, un instrument au service de la pensée

On peut défendre l’idée que la pensée préexiste à la langue et que cette dernière est comme un instrument neutre à son service. Comme un bon instrument ne doit laisser aucune trace, ne plus être visible dans le produit achevé, les mots doivent exprimer la pensée en s’effaçant devant elle. Boileau, dans son Art poétique affirme que :

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement

Et les mots pour le dire arrivent aisément ».

Hegel affirme de son côté qu’une pensée qui ne peut se dire dans une langue n’est pas une véritable pensée, mais une pensée inaccomplie, « obscure », « à l’état de fermentation », qui nous apprend plus sur celui qui l’exprime que sur le réel. Une pensée authentique ne se réalise qu’en s’objectivant dans une langue dans laquelle elle peut se contempler, se réfléchir et se rectifier. Elle se soumet également au jugement des autres et peut prétendre à l’objectivité**.

C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées, nous n’avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée […]. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut c’est l’ineffable.

Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l’ineffable c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute, on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n’en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l’est aussi lorsqu’il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l’intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses.

Hegel, Philosophie de l’esprit, § 463, Remarque, trad. A. Vera, éd. Germer Baillère, 1897, p. 914

  • La langue comme obstacle à la pensée

Nous échangeons nos pensées grâce à la langue qui est un code commun, partagé entre les locuteurs d’une même communauté linguistique. Mais ce qui est commun peut aussi devenir un obstacle quand nous voulons exprimer une expérience personnelle, intime et singulière**. Ainsi en va-t-il de l’expérience amoureuse qui bouleverse dans le plus profond de son être celui qui l’éprouve et qui, quand elle est intense, ne ressemble à rien de ce qu’il a ressenti avant de la vivre. Et pourtant, il n’a qu’un mot commun pour dire son amour : j’aime. De même, comment dire ce qui fait l’unicité incomparable d’une chose avec des mots banals. Nous expérimentons dans ces deux cas l’indicible du fait de l’inadéquation* qui existe entre la langue et la réalité, interne ou externe.

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux, si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens.

Bergson, Henri, Le Rire, Paris, Quadrige, PUF, 1985

Une autre expérience, celle que vit le mystique quand il s’abîme dans l’absolu** ou rencontre Dieu, ne peut se dire dans les mots banals de la langue. Le mystique expérimente une réalité ineffable, il la vit hors de tout langage, dans le silence. Quand il relate son expérience, il prononce un discours dont l’objet reste indéfinissable (car définir, c’est distinguer, limiter et finir et on ne peut définir l’absolu*) et utilise des métaphores poétiques, Dieu est Lumière, ou des images qui peuvent se contredire, Dieu est à la fois Ténèbres et Lumière.

Parvenu à l’absorption pure, au simple anéantissement de la conscience de soi, à l’union véritable, il vit intuitivement que la sphère suprême, au-delà de laquelle il n’y a pas de corps, possède une essence exempte de matière, qui n’est pas l’essence de l’Unique, du véritable, qui n’est pas non plus la sphère elle-même ni quelque chose de différent de l’un et de l’autre, mais qui est comme l’image du soleil reflétée dans un miroir poli : cette image n’est pas le soleil ni le miroir, ni quelque chose de différent de l’un et de l’autre. Il vit que l’essence de cette sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur, une beauté trop grandes pour que le langage puisse les exprimer, trop subtiles pour pouvoir revêtir la forme de lettres ou de sons. Il sentit que cette essence atteint au plus haut degré de la félicité, de la joie, du contentement et de l’allégresse par l’intuition du véritable, du glorieux.

Ibn Tufayl, Le Philosophe autodidacte¸ trad. Léon Gauthier, éd. Mille et une nuit, 1999, p. 114-115

L’indicible et l’ineffable témoignent des limites du langage.

  • Commentez l’expression « je n’ai pas les mots pour le dire ». Indique-t-elle une insuffisante maîtrise du vocabulaire ou une déficience de la langue ?
  • Expliquez le double sens de l’expression « les mots trahissent la pensée ».
  • La langue n’offre-t-elle pas cependant des moyens pour tenter de surmonter l’indicible ?
  • La pensée incarnée dans une langue qu’elle anime

Qu’elle soit un instrument ou un obstacle, la langue est toujours conçue comme extérieure à la pensée qui lui préexiste.

Maurice Merleau-Ponty conteste ce dualisme*. Selon lui, si la science du langage, la linguistique, peut légitimement faire de la langue un objet, elle néglige le fait qu’une langue, avant d’être objectivée, est toujours parlée par des sujets qui s’expriment en voulant dire quelque chose du monde à d’autres sujets. Cet acte de parole, cette intentionnalité*, transcende* la langue qu’ils trouvent déjà toute constituée et à leur disposition, la traverse pour dire quelque chose qui est au-delà d’elle. Il n’y a pas, d’un côté, une pensée en attente de s’exprimer et, de l’autre, une langue mise à sa disposition comme un instrument. La pensée est toujours incarnée dans une langue et la langue est toujours animée par une pensée qui l’habite.

Cette incarnation de la pensée dans une langue est bien la marque d’une finitude de l’homme, mais le langage est aussi ce qui rend possible une émancipation du milieu biologique et une ouverture sur un monde.

On peut appeler expression cette symbiose de la pensée et de la langue. Cette notion d’expression introduit une inventivité au cœur même de la langue quand elle est parlée pour dire quelque chose qui la dépasse et n’est pas seulement reprise passivement.

D’abord, la parole n’est pas le « signe » de la pensée, si l’on entend par là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement (1) données ; en réalité, elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole est l’existence extérieure du sens. Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler des mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d’être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient pas et ne contenaient pas en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les « forteresses de la pensée », et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre. Il faut que, d’une manière ou de l’autre, le mot et la parole cessent d’être une manière de désigner l’objet ou la pensée, pour devenir la présence de la pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps. Il faut qu’il y ait […] « une expérience interne centrale spécifiquement verbale, grâce à laquelle le son entendu, prononcé, lu ou écrit devient un fait de langage ». […] Le plus grand bénéfice de l’expression n’est pas de consigner dans un écrit des pensées qui pourraient se perdre, un écrivain ne relit guère ses propres ouvrages, et ses grandes œuvres déposent en nous à la première lecture tout ce que nous en tirerons ensuite. L’opération d’expression, quand elle est réussie, ne laisse pas seulement au lecteur et à l’écrivain lui-même un aide-mémoire, elle fait exister la signification comme une chose au cœur même du texte, elle la fait vivre comme un organisme de mots, elle l’installe dans l’écrivain ou dans le lecteur comme un nouvel organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension de notre expérience.

Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 211-213

1 : « thématiquement données » veut dire, ici, posées comme des objets.

  • Incarner et animer, à quels mots se rattachent ces deux verbes ?
  • « La langue est une incarnation de la pensée » et « la pensée anime la langue », expliquer conjointement ces deux propositions.
  • À l’aide d’un exemple, expliquez comment le fait de vouloir dire quelque chose transcende* la langue.
  • Transcender* la langue, est-ce en être indépendant ?
  • La langue est-elle une limite indépassable de la pensée ?
  • Quel nouveau rapport entre la pensée et la langue introduit la notion d’expression?
  • Écriture et oralité

On distingue souvent, pour les opposer, les cultures à écriture et celles de tradition orale, qui ont ignoré l’écriture, avec comme présupposé que les premières seraient supérieures aux secondes.

Il peut sembler, en effet, que l’écriture, en favorisant une mémoire artificielle, a permis une accumulation des savoirs et, partant, a rendu possible le progrès. Seules les cultures avec écriture seraient dans l’histoire, les autres seraient hors d’un temps sensé et vouées à la répétition du même.

Mais, dès la Grèce antique, Platon a douté de la supériorité de l’écrit par rapport à l’oral. Dans son dialogue intitulé Phèdre, Socrate reprend la légende égyptienne de Theuth, inventeur des sciences et de l’écriture, qui vante devant Thamous, c’est-à-dire Ammon, roi solaire et père des dieux, les mérites de ses inventions.

Quand on en fut à l’écriture : « Voici, ô roi, le savoir qui fournira aux Égyptiens plus de savoir, plus de science et plus de mémoire ; de la science et de la mémoire, le remède a été trouvé. Mais Thamous répliqua […] « Voilà maintenant que toi, qui es le père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire de celui qu’elle possède. En effet, cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration ; ce n’est donc pas de la mémoire, mais de la remémoration que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en est la ressemblance que tu procures à tes disciples, non la réalité. Lors donc que, grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu l’enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront aucune science ; de plus, ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants. » […]

Socrate – Ce qu’il y a de terrible, Phèdre, c’est la ressemblance qu’entretient l’écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu’engendre la peinture se tiennent debout comme s’ils étaient vivants, mais qu’on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence. Et il en va de même pour les discours. On pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent, c’est une seule et même chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose : quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est pas capable de se défendre ni de se tirer d’affaire tout seul.

Platon, Phèdre, 274d-276a, trad. Luc Brisson, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 178-180

Plus récemment, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss a contesté la fonction positive et civilisatrice que l’on avait accordée à l’invention de l’écriture : « il faut admettre, écrit-il, que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement.»

C’est une étrange chose que l’écriture. Il semblerait que son apparition n’eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d’existence de l’humanité ; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de l’écriture multiplie prodigieusement l’aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s’accompagner d’une meilleure conscience du passé, donc d’une plus grande capacité à organiser le présent et l’avenir. Après avoir éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu’ils se sont assigné, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d’une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable du projet.

Pourtant, rien de ce que nous savons de l’écriture et de son rôle dans l’évolution ne justifie une telle conception. Une des phases les plus créatrices de l’histoire de l’humanité se place pendant l’avènement du néolithique, responsable de l’agriculture, de la domestication des animaux et d’autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s’est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l’écriture était encore inconnue. Si celle-ci est apparue entre le 4e et le 3e millénaire avant notre ère, on doit voir en elle un résultat déjà lointain (et sans doute indirect) de la révolution néolithique, mais nullement sa condition. À quelle grande innovation est-elle liée ? […] Au néolithique, l’humanité a accompli des pas de géant sans le secours de l’écriture ; avec elle, les civilisations historiques de l’Occident ont longtemps stagné. Sans doute concevrait-on mal l’épanouissement scientifique du XIXe et du XXe siècle sans écriture. Mais cette condition nécessaire n’est certainement pas suffisante pour l’expliquer.

Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l’évolution typique à laquelle on assiste, depuis l’Égypte jusqu’à la Chine, au moment où l’écriture fait son début : elle paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes, rend mieux compte de la naissance de l’architecture que la relation directe envisagée tout à l’heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre. […]

Si l’écriture n’a pas suffi à consolider les connaissances, elle était peut-être indispensable pour affermir les dominations. Regardons plus près de nous : l’action systématique des États européens en faveur de l’instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi.

Du plan national, l’entreprise est passée sur le plan international, grâce à cette complicité qui s’est nouée, entre de jeunes États – confrontés à des problèmes qui furent les nôtres il y a un ou deux siècles – et une société internationale de nantis, inquiète de la menace que représentent pour sa stabilité les réactions de peuples mal entraînés par la parole écrite à penser en formules modifiables à volonté, et à donner prise aux efforts d’édification. En accédant au savoir entassé dans les bibliothèques, ces peuples se rendent vulnérables aux mensonges que les documents imprimés propagent en proportion encore plus grande.

Lévi-Strauss, Claude, Tristes Tropiques, chap. 18, Plon, 1955, p. 349-355

Les spécialistes de l’oralité ont appelé l’attention sur l’importance de la palabre en Afrique. Ce n’est pas par défaut, par ignorance de l’écriture, qu’elle a acquis la place qui est la sienne dans les cultures négro-africaines ; la palabre est le fait d’un choix volontaire et conscient, car « la parole est considérée comme étant au fondement de la vie communautaire, de l’harmonie sociale et de la bonne entente entre les hommes, de la fécondité du groupe».

L’oralité doit être considérée comme une modalité de civilisation par laquelle certaines sociétés assurent la pérennisation d’un patrimoine verbal conçu comme un élément essentiel de ce qui fonde la cohésion communautaire. Certaines sociétés, bien qu’ayant été très tôt en contact avec des procédés scripturaires, n’ont pas choisi d’en faire leur mode principal d’expression et de transmission. Les sociétés d’Afrique noire sont depuis longtemps au contact de l’écriture. Elles ont pu emprunter certains systèmes d’écriture pour retranscrire des textes dans leur langue ou encore inventer des systèmes graphiques pour des usages très précis (par exemple dans les sociétés initiatiques). Cependant, ces emprunts ou ces inventions sont toujours restés cantonnés à des usages spéciaux limités, et n’ont par exemple pas servi à noter la riche tradition littéraire orale de ces sociétés (contes, poésies, épopées). Les spécialistes de l’oralité africaine expliquent ce choix par le fait que les sociétés en question ont une telle conception de la parole qu’il était inconcevable de l’asservir à un système d’écriture (qui figerait, matérialiserait, appauvrirait la parole). L’oralité permet par ailleurs une inscription de l’acte de communication dans le tissu relationnel du groupe : cet aspect relationnel de la parole est essentiel. La parole est considérée comme étant au fondement de la vie communautaire, de l’harmonie sociale, de la bonne entente entre les hommes, de la fécondité du groupe… Renoncer à un mode de culture oral, serait pour une société qui a une telle conception de la parole comme c’est le cas en contexte africain, renoncer à une manière de vivre ensemble qui est hautement valorisée (et risquer de rompre l’entente communautaire, risquer la mort sociale, la stérilité du groupe).

Leguy, Cécile, L’Oralité en Afrique (compte rendu de, Revue en ligne Porphyre, http://www.étudier.com)

  • Après avoir lu les textes cités en référence, évaluez les avantages respectifs des cultures à écriture et des cultures orales ?

III. L’origine du langage et des langues

Cette question en recoupe plusieurs.

  • Pourquoi avons-nous parlé ? Aurions-nous pu nous comprendre sans la parole ?
  • Y a-t-il une langue originelle, une « langue mère », dont toutes les autres seraient issues ?
  • Puisque le mot lie un signifié (le sens) et un signifiant (les sons), d’où provient cette liaison ?
  • Langage et langues

Le langage est une faculté naturelle et universelle puisque tous les hommes, en naissant, disposent, sauf en cas de malformation congénitale, des organes nécessaires à son actualisation**. Mais cette faculté n’acquiert de réalité qu’en prenant la forme d’une langue particulière et acquise, transmise par un groupe social déterminé, et c’est bien pourquoi il existe une multiplicité de langues, comme le français, l’anglais, l’amharique, l’arabe, le somali, le wolof… Les linguistes en dénombrent 5000 à 6000 dans le monde connu, selon l’étendue et la définition qu’ils en donnent (s’agit-il d’une langue, d’un dialecte ou d’un patois ?).

D’un certain point de vue, le langage unit les hommes, tous sont capables de parler et en principe de se comprendre, mais, d’un autre point de vue, il les divise, les sépare en des langues multiples. Cette idée de confusion des langues se trouve dans le récit biblique de l’élévation de la Tour de Babel (Genèse, 11, 1-119). Les hommes, qui parlaient une seule et même langue, ont voulu construire une tour qui monte jusqu’au ciel pour rivaliser avec Dieu ; pour les châtier, Il les a désunis en multipliant les langues. Cependant, le Coran donne de cette diversité des langues, créations de Dieu, une image positive (Sourate des Byzantins).

Lisez et comparez les deux textes suivants :

Texte n°1 : Bible, Genèse, 11, 1-119.

Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils [les hommes] étaient partis de l’Orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore: Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.

Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et le Seigneur dit :

Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant, rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. Allons ! Descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres.

Et le Seigneur les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville.

Texte n° 2 : Le Coran, Sourate des Byzantins (Ar-Rûm)

[…] En vérité, il y a en cela des signes certains [de la Toute-puissance de Dieu] pour ceux qui raisonnent. [22] Et parmi Ses signes, il y a aussi la création des Cieux et de la Terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs. En vérité, il y a en cela des signes pour des esprits éclairés. [23]

  • La diversité des langues est-elle un obstacle à l’entente entre les hommes ?
  • Qu’est-ce qui permet de la surmonter ?
  • Pour quelles raisons le Coran lui attribue-t-il une signification positive ?
  • Pourquoi parler ?

Il est tentant de répondre à cette question en rattachant le langage aux organes de la parole qui sont présents chez l’homme, mais font défaut chez l’animal : le larynx et le pharynx, certaines zones cérébrales, comme l’aire de Broca (l’une des deux principales zones du cerveau humain responsable du langage. Elle fut découverte par le médecin français Paul Broca en 1861). Une lésion de cette zone provoque des troubles du langage, comme l’aphasie.

Cependant, une lésion de l’aire de Broca peut être compensée par une autre zone du cerveau après un réapprentissage et le malade peut récupérer, en totalité ou en partie, l’usage du langage. Le cerveau est en effet un organe qui possède une plasticité* qui le rend capable de remplacer une zone fonctionnelle endommagée par une autre. En outre, comme le remarquait déjà Descartes (texte de Descartes, p.), il existe des hommes qui ont les organes de la phonation ou de l’audition endommagés, comme les sourds et muets, mais qui peuvent cependant s’inventer une langue de signes et communiquer avec leurs semblables. Il ajoutait que certains animaux, comme les perroquets, possèdent les organes, mais ne parlent pas à proprement parler.

Il faut donc reconnaître que si le langage dépend d’organes qui sont les conditions nécessaires** de son exercice, il est une faculté qui est largement indépendante de ces conditions. Les organes comme le larynx et le pharynx, l’aire de Broca, sont des conditions nécessaires*, mais non suffisantes* du langage. Le langage est aussi un fait de culture. Il ne faut pas confondre les conditions du langage et sa finalité. Nous parlons parce que nous avons ces organes, mais cette connaissance ne répond pas à la question de savoir pourquoi nous parlons

  • Aurions-nous pu nous comprendre sans la parole ?

Jean-Jacques Rousseau pense que le premier langage était une « langue du geste » et que celle-ci aurait suffi pour établir une société fondée sur la satisfaction des besoins, pour « faire presque autant de choses que nous faisons par le secours de la parole ». Cependant, un geste a l’inconvénient de ne pas être visible quand un obstacle s’interpose entre les personnes ou quand il fait nuit. En outre, Rousseau pense que la parole a une autre finalité que la seule satisfaction des besoins, qu’elle est plus apte que les gestes à exprimer les sentiments et les passions et, selon lui, là est la véritable origine du langage et notamment de la relation qu’il établit entre des sujets, ou intersubjectivité*. Cette dernière lui est essentielle et le distingue d’une simple communication

Si nous n’avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais, et nous entendre parfaitement par la seule langue du geste. Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de celles qu’elles sont aujourd’hui, ou qui même auraient marché mieux à leur but. Nous aurions pu instituer des lois, choisir des chefs, inventer des arts, établir le commerce, et faire, en un mot, faire presque autant de choses que nous le faisons par le secours de la parole. […]

Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes et que les passions arrachèrent les premières voix. En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être faudrait-il raisonner sur l’origine des langues tout autrement qu’on n’a fait jusqu’ici. Le génie* des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu’on imagine dans leur composition. Ces langues n’ont rien de méthodique et de raisonné ; elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes.

Cela dut être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vînt à s’étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit avec évidence que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine et la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques. Tout ceci n’est pas vrai sans distinction ; mais j’y reviendrai ci-après.

Comme les premiers motifs qui firent parler les hommes furent des passions, ses premières expressions furent des tropes*. Le Langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla que poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après.

Rousseau, Jean-Jacques, Essai sur l’origine des langues, ch. 1, 2, 3, Hatier, col. Profil, p.49-51

  • Y a-t-il une langue originelle ?
  • La langue adamique

La question de l’origine des langues est autrement complexe. Il ne faut pas confondre une origine et un commencement. L’origine (du latin origo, inis, du verbe oriri « se lever, naître ») est un commencement absolument premier ; il n’y a rien avant lui. L’origine bénéficie ainsi d’un prestige que n’a pas le commencement, car elle semble contenir en elle la raison d’être de la chose, son explication ultime, son fondement**.

La question de l’origine a longtemps agité les penseurs qui se sont demandé quelle pouvait être la toute première langue de l’humanité, encore appelée « langue adamique », « langue mère », « protolangage » (du grec protos, premier, et langage), dont toutes les autres langues seraient dérivées.

La notion de langue adamique vient de Genèse 2, 15. Après avoir créé le premier homme, « Dieu façonna du sol toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir comment il les appellerait ; le nom que l’homme donnerait à tout être vivant serait son nom ». Cette première langue humaine est une réplique de la langue de la puissance de Dieu qui fait passer du néant à l’être (« Dieu dit : « que la lumière soit », et la lumière fut. »). En nommant les choses, Adam dit ce qu’elles sont véritablement, comme s’il les faisait être.

  • Qu’est-ce qui distingue la langue adamique des langues que nous connaissons ?

Plus récemment, deux hypothèses s’affrontent autour de la question du protolangage. L’une appelée « monogénétique » (du grec monos, « un » et genesis, « création ») suppose que l’apparition de la première langue a eu lieu une seule fois dans le groupe qui a peuplé la terre en quittant l’Afrique et que cette langue s’est ensuite diversifiée lors de son expansion sur la terre entière. Pour l’autre, appelée « polygénétique » (du grec polus, « beaucoup » et genesis, « création »), les langues sont apparues en des lieux différents et furent d’emblée différentes.

  • Comparez les deux hypothèses et expliquez leurs conséquences.
  • Conventionnalisme et naturalisme

Toutes les questions précédentes se ramènent à une autre. Le signe linguistique se distingue de tous les autres signes par l’absence de motivation apparente entre le signifiant et son signifié. On peut donc se demander d’où provient ce lien établi entre un signifiant et son signifié. Pourquoi avoir, par exemple, associé l’idée de sœur au mot sœur, s-ö- r ? Deux réponses ont été traditionnellement proposées : le conventionnalisme et le naturalisme.

Le conventionnalisme :

Ce sont les hommes qui se sont mis, un jour, d’accord pour lier un mot (signifiant) à une idée ou à un référent (signifié). Le lien entre le signifiant et son signifié dépend d’une convention.

Hermogène : En vérité, Socrate, pour ce qui est de moi, […], je ne puis me convaincre qu’il y ait autrement rectitude de la dénomination, si ce n’est par une convention ou un accord. Voici en effet mon avis : tel nom qu’aura pu poser un tel pour telle chose, c’est celui-là qui est le nom correct ; que plus tard, à la place il en pose un autre et ne recoure plus, pour la chose dont il s’agit, à cette appellation, il n’y a pas du tout moindre rectitude pour le second cas que pour le premier. C’est comme avec les serviteurs : nous remplaçons un nom par un autre, mais celui-ci, le nom de remplacement, n’est pas moins correct que le nom antérieurement assigné. Le fait est que, de nature et originellement, aucun nom n’appartient à rien en particulier, mais plus en vertu d’un décret et d’une habitude, à la fois de ceux qui ont pris cette habitude et de ceux qui ont décidé de cette appellation. […] Je tiens quant à moi qu’il n’existe pas d’autre rectitude de dénomination que celle-ci : c’est mon droit à moi d’employer pour chaque chose une appellation nominale, établie par moi. C’est mon droit à toi d’en employer une autre, à son tour établie par toi ; de même aussi pour les peuples, que je vois assigner parfois chacun aux mêmes choses des noms qui ne sont qu’à eux, Grecs parallèlement au reste des Grecs, Grecs parallèlement aux Barbares.

Platon, Cratyle, 384c-385 e, trad. Léon Robin, Platon, Œuvres complètes, La Pléiade, NRF, p. 614-616

Cette théorie présente un grand défaut : pour que les hommes puissent s’entendre sur le sens des mots, il faut d’abord qu’ils puissent se parler et donc qu’ils possèdent déjà le langage. Nous sommes en présence d’un cercle vicieux *.

Le naturalisme.

Le naturalisme se présente sous deux versions.

Selon la première, il y a un lien de ressemblance ou d’imitation entre les mots et ce qu’ils désignent. Cette thèse est aussi connue sous le nom de cratylisme, du nom de celui qui l’a défendue dans l’antiquité. Selon Cratyle, en effet, les langues actuelles, celles que nous connaissons, se sont éloignées en se diversifiant d’une première langue dont les mots étaient justes (vrais) parce qu’ils imitaient les réalités qu’ils désignaient. Il y avait donc un rapport de ressemblance, qui a été perdu, entre le signifiant et le signifié. Le langage donnait accès à la vérité. On peut retrouver la trace de ce rapport à l’aide d’une enquête étymologique*.

[…] l’auteur des noms a trouvé dans la lettre r un excellent instrument pour rendre le mouvement, à cause de la mobilité de cette lettre. Aussi s’en est-il souvent servi à cette fin. Il a d’abord imité le mouvement, au moyen de cette lettre, dans les mots qui expriment l’action de couler, « rhéïn » (cours) ; ensuite, dans « tromos », tremblement, « trakhus », âpre ; dans les verbes « krouïen », frapper, « thrauïen », blesser, « éréïkéïen », briser, thruptéïn, broyer, kermatyzéïn, morceler, rhumbéïn, faire tournoyer ; c’est par la lettre r qu’il a donné à tous ces mots leur principale force d’imitation. Il avait remarqué, en effet, que c’est la lettre qui oblige la langue à se mouvoir et à vibrer le plus rapidement ; et c’est pour cette raison qu’il a dû l’employer à l’expression de semblables idées. La lettre ι convenait à tout ce qui est fin, subtil, et capable de pénétrer les autres choses ; aussi est-ce par l’ι que l’auteur des noms imite, dans « iénaï », aller, et « iesthaï », s’élancer. C’est par les lettres sifflantes, ph, sp, s et z, qu’il rend tout ce qui présente l’idée du souffle, « spukhron », froid, « zéon », bouillant, « séïsthaï », agiter, et enfin « séismos », agitation. Il emploie aussi ces mêmes lettres le plus possible quand il veut exprimer un objet gonflé « to phusôdes ». Il aura également trouvé dans la pression que les lettres d et t font éprouver à la langue, quelque chose de très convenable à l’imitation de ce qui lie ou arrête, « desmos », « stasis ». Ayant observé que dans l’articulation du l la langue glisse, il en a formé par imitation les mots « léïon », lisse, « alisthanéïn », glisser, « liparon », luisant d’embonpoint, kollôdés, gluant, et une foule d’autres. Le g ayant la propriété d’arrêter ce mouvement de la langue, il l’a fait servir, réuni au l, à l’imitation des choses visqueuses, douces, collantes, « gliskhron », « gluku », « gloïôdés ». À l’égard du n, remarquant que cette lettre retient la voix à l’intérieur, il en a fait, en imitant l’idée par le son, l’intérieur, le dedans, « endon », « entos ». Il a mis un a dans le mot « méga », grand, et un è dans le mot « mêkos », longueur, parce que ce sont deux grands sons. Pour « goggulon », rond, il avait besoin de la lettre o ; aussi l’y a-t-il fait dominer. Partout il a accommodé à la nature des différents êtres les lettres et les syllabes des noms qu’il leur donnait, et dont il formait ensuite d’autres noms, toujours par imitation.

Platon, Cratyle, 426c, sq., trad. V. Cousin, Œuvres de Platon, t. XI, Paris, Rey et Gravier libraires,1837.

  • Qu’est-ce qui rapproche le cratylisme de la langue adamique et en quoi diffèrent-ils ?
  • Pourquoi le cratylisme accorde-t-il une place privilégiée aux étymologies ?

Platon, dans un dialogue, Cratyle, a soumis le cratylisme à une critique. Il montre d’abord qu’il est possible, grâce aux étymologies, de remonter à des « noms primitifs » dont les sons évoquent ce que ces mots signifient. Ainsi, pour prendre un exemple dans la langue grecque, la lettre « r » (le son « r ») est associée à l’idée de mobilité, d’écoulement, de rudesse et se retrouve dans les noms suivants : rhéïn, couler, tromos¸ tremblement et kroueïn, frapper, ce qui semble confirmer le cratylisme et sa thèse d’une « justesse » originaire des mots. Cependant, il lui oppose, ensuite, que si les noms primitifs ressemblaient parfaitement à ce qu’ils signifient, ils ne s’en distingueraient plus ; ils ne seraient plus des signes, mais les réalités qu’ils désignent. Et comme une langue est un système de signes, il faut donc accepter un écart nécessaire, une différence entre les deux ordres, celui du langage et celui des choses réelles. En outre, il propose des contre-exemples dans lesquels les mots contiennent des sons qui n’évoquent pas du tout ce qu’ils signifient, comme sklérotes qui veut dire dureté, bien qu’il possède le son « l » renvoyant, selon la thèse naturaliste, à l’idée de lisse et de mou. Or de tels mots ne sont pas des obstacles à l’intercompréhension entre les hommes. Il faut donc reconnaître une déficience naturelle du langage par rapport au réel. Platon en tire la conclusion qu’il n’y a pas une justesse naturelle des mots, que les mots ne nous enseignent pas ce que sont les choses et que pour connaître, il faut partir des choses et non des mots. C’est à partir de la connaissance des choses que celui qui sait doit rectifier le langage.

Les onomatopées

Dessinez plusieurs coqs de « nationalités différentes ». Chacun pousse son cri : cocorico (France) ; kikeriki (Allemagne), cock-a-doodle-doo (Angleterre), ku-ku-ri-ku (Croatie) kikiriki (Grèce), kukruku (Inde) cocorococo (Portugal), ku-ka-ri-ku (Russie), en arabe ? en afar ? , en somali ?

  • Donnez la définition du mot onomatopée.
  • Les onomatopées confirment-elles ou infirment-elles le cratylisme ?
  • Trouvez dans les langues que vous connaissez des onomatopées ou des mots qui en sont proches.
  • À partir de ce vers de Racine : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes » (Andromaque, acte 5, scène 5), montrez que la poésie peut retrouver une forme de cratylisme. Trouvez d’autres exemples dans les poèmes que vous connaissez. Quelle est la fonction du cratylisme dans la poésie ?

Selon la deuxième version du naturalisme, « La parole étant la première institution sociale ne doit sa forme qu’à des causes naturelles » (Rousseau). Le sens ne vient ni d’une convention ni d’un lien originel entre les mots et ce qu’ils désignent, mais il prend sa source dans la nature de l’homme. Le mot n’est pas issu d’un accord entre les hommes, il ne vise pas à dire ce qui est, mais exprime les besoins qui poussent les hommes à s’unir pour les satisfaire (Lucrèce) ou les passions qu’ils ressentent les uns pour les autres et les rapprochent (Rousseau).

Quant aux divers sons du langage, c’est la nature qui poussa les hommes à les émettre, et c’est le besoin qui fit naître les noms des choses : à peu près comme nous voyons l’enfant amené par son incapacité même de s’exprimer avec la langue, à recourir au geste qui lui fait désigner du doigt les objets présents. Chaque être, en effet, a le sentiment de l’usage qu’il peut faire de ses facultés. Avant même que les cornes aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité s’en sert pour menacer son adversaire et le poursuivre tête baissée. Les petits des panthères, les jeunes lionceaux se défendent avec leurs griffes, leurs pattes et leurs crocs, avant même que griffes et dents leur soient poussées. Quant aux oiseaux de toute espèce, nous les voyons se confier aussitôt aux plumes de leurs ailes et leur demander une aide encore tremblante.
Aussi penser qu’alors un homme ait pu donner à chaque chose son nom, et que les autres aient appris de lui les premiers éléments du langage, est vraiment folie. Si celui-là a pu désigner chaque objet par un nom, émettre les divers sons du langage, pourquoi supposer que d’autres n’auraient pu le faire en même temps que lui ? En outre, si les autres n’avaient pas également usé entre eux de la parole, d’où la notion de son utilité lui est-elle venue ? De qui a-t-il reçu le premier le privilège de savoir ce qu’il voulait faire et d’en avoir la claire vision ? De même, un seul homme ne pouvait contraindre toute une multitude et, domptant sa résistance, la faire consentir à apprendre les noms de chaque objet ; et d’autre part trouver un moyen d’enseigner, de persuader à des sourds ce qu’il est besoin de faire, n’est pas non plus chose facile : jamais ils ne s’y fussent prêtés ; jamais ils n’auraient souffert plus d’un temps qu’on leur écorchât les oreilles des sons d’une voix inconnue.
Enfin qu’y a-t-il là-dedans de si étrange, que le genre humain, en possession de la voix et de la langue, ait désigné suivant ses impressions diverses les objets par des noms divers ? Les troupeaux privés de la parole, et même les espèces sauvages poussent bien des cris différents, suivant que la crainte, la douleur ou la joie les pénètre, comme il est aisé de s’en convaincre par des exemples familiers.

Lucrèce, De la nature des choses, chant V, trad. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1964, vers 1028-1070

  • Le mystère de la signification du mot : la linguistique

En 1911 est publié le Cours de linguistique générale dans lequel son auteur, Ferdinand de Saussure, entend fonder une nouvelle science, la linguistique.

  • L’objet de la linguistique : la langue
  1. de Saussure commence par définir précisément l’objet de cette nouvelle science. Le langage, tel qu’il se donne à nous et tel que nous le connaissons, est une réalité hétérogène* ; il présente en effet des aspects physiologiques (phonétiques et acoustiques) et d’autres individuels et particuliers (on reconnaît quelqu’un au son de sa voix et sa manière particulière de parler est révélatrice de son origine régionale ainsi que de son origine sociale). F. de Saussure rejette ces aspects physiologiques et individuels dans la parole. La langue est une réalité collective, objective et autonome*, indépendante des locuteurs.
  • Expliquez, en les définissant, pourquoi F. de Saussure distingue le langage, la langue et la parole.
  • Son élément : le signe linguistique

Les signes linguistiques sont les éléments d’une langue. Le signe est l’unité indissoluble d’un signifiant et un signifié : un signifiant sans son signifié serait un bruit, un signifié sans son signifiant serait une pensée sans consistance et sans forme (texte de F. de Saussure, p.). Par voie de conséquence, la pensée et le langage sont indissociables : « Sans l’opération ordonnatrice des éléments de la langue, la pensée n’est qu’un magma indifférencié que rien ne manifeste comme lieu de sens ».

Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophies et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue.

En face de ce royaume flottant, les sons offriraient-ils par eux-mêmes des entités circonscrites d’avance ? Pas davantage. La substance phonique n’est pas plus fixe ni plus rigide ; ce n’est pas un moule dont la pensée doive nécessairement épouser les formes, mais une matière plastique qui se divise à son tour en parties distinctes pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin. Nous pouvons nous représenter le fait linguistique dans son ensemble, c’est-à-dire la langue, comme une série de subdivisions dessinées à la fois sur le plan indéfini des idées confuses (A) et sur celui non moins indéterminé des sons (B) ; c’est ce que l’on peut très approximativement par le schéma :

Le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée n’est pas de créer un moyen phonique matériel pour l’expression des idées, mais de servir d’intermédiaire entre la pensée et le son, dans des conditions telles que leur union aboutit nécessairement à des délimitations réciproques d’unités. La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de se préciser en se décomposant. Il n’y a donc ni matérialité des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s’agit de ce fait, en quelque sorte mystérieux, que la « pensée-son » implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre ces deux masses amorphes […].

La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son ; on n’y arriverait que par une abstraction dont le résultat serait de faire de la psychologie pure.

Saussure, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, (1911), Paris, Payot, 1965, p. 155-156

La caractéristique essentielle du signe linguistique est l’arbitraire : il n’y a aucune motivation entre un signifié et un signifiant. Le lien entre le signifiant et le signifié étant sans raison, il n’y a aucune raison de le modifier et il apparaît comme nécessaire**. C’est pourquoi les signes d’une langue et la langue dans son entier s’imposent aux hommes. La langue peut être étudiée sans faire référence aux intentions de ceux qui l’utilisent.

De ce fait, la linguistique renonce aux questions, comme celle de l’origine de la langue, qu’elle estime métaphysiques, hors de portée d’une science. Lors de sa fondation en 1866, la Société linguistique de Paris inscrit dans ses statuts l’interdiction de toute communication sur l’origine du langage. Au XIXe siècle, le linguiste allemand Humboldt avait déjà attiré l’attention sur le fait qu’une langue préexiste à ses locuteurs.

Pour que l’homme comprenne véritablement un seul mot, non comme une simple stimulation sensible, mais comme un son articulé désignant un concept, il faut déjà que la langue dans sa structure d’ensemble soit tout entière en lui. Il n’y a rien d’isolé dans la langue, chacun de ses éléments ne s’annonce que comme la partie d’un tout. Pour naturelle que soit l’hypothèse d’une formation progressive des langues, son invention n’a pu se produire que d’un seul coup. L’homme n’est homme que par le langage ; mais pour inventer le langage, il devait déjà être homme. Quand on s’imagine que cela se produit peu à peu et par degrés, pour ainsi dire chacun y allant de sa tournée, l’homme devenant plus homme en ayant inventé un peu plus de langue et en ayant pu inventer un peu plus de langue par cette progression, on méconnaît la solidarité de la conscience humaine et du langage humain, ainsi que la nature de l’action de l’entendement, requise pour la compréhension d’un seul mot, mais suffisante pour concevoir toute la langue. Pour autant, il ne faudrait pas penser la langue comme quelque chose de donné une fois pour toutes, car sinon on verrait mal comment l’homme comprendre et se servir de cette langue donnée. Elle sourd nécessairement de lui, progressivement sans doute, mais de telle façon que son organisme ne reste pas comme une masse morte dans l’obscurité de son âme, mais conditionne comme une loi les fonctions de la faculté de penser, et qu’ainsi le premier mot annonce et présuppose déjà toute la langue. Si l’on voulait comparer à quelque chose d’autre ce qui n’a pas d’équivalent dans l’ensemble de la pensée, on pourrait évoquer l’instinct naturel des animaux et appeler la langue un instinct intellectuel de la raison. Il est aussi impossible d’expliquer l’instinct des animaux à partir de leurs dispositions naturelles que de rendre compte des langues à partir des concepts et de la capacité de penser des nations grossières et sauvages de leurs créateurs. C’est pour cela que je n’ai jamais bien pu me représenter qu’une structure linguistique très conséquente et d’une diversité pleine d’art ait dû présupposer un grand effort de pensée et attester une culture perdue. Une telle langue peut provenir de l’état de nature le plus grossier, elle est bien un produit de la nature, mais de la nature de la raison humaine.

Humboldt, Wilhelm von, Sur l’étude comparée des langues (1820), dans Sur le caractère national des langues, Paris, Points-Essais, 2000, p. 83-84

  • Le fonctionnement de la langue, la notion de système

La question que se pose la linguistique n’est plus celle de l’origine de l’union d’un signifiant et d’un signifié, ni celle de savoir pourquoi nous parlons, mais celle de déterminer comment fonctionne une langue pour produire du sens avec ses signes.

Une langue n’est pas constituée de mots d’abord isolés qui seraient, ensuite, rassemblés pour former un ensemble, une nomenclature*. Elle est une totalité qui préexiste à ses éléments et ceux-ci n’acquièrent leur sens qu’au sein de cette totalité, par le jeu des différences qui s’établissent entre eux. F. de Saussure compare une langue au jeu d’échecs. De même que dans le jeu d’échecs, la valeur de chaque pièce (le roi, la reine, le fou…) ne préexiste pas au jeu et n’en est pas indépendante, mais provient de l’ensemble des règles qui définissent ses déplacements sur l’échiquier, de même, le sens des mots est produit par l’ensemble des relations qu’ils entretiennent entre eux. Les relations préexistent aux mots et F. de Saussure peut affirmer : « dans la langue, il n’y a que des différences ». Une langue est ainsi un système* qui préexiste à ses éléments.

Tout ce qui précède revient à dire que dans la langue il n’y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit ; mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs. Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système. Ce qu’il y a d’idée ou de matière phonique dans un signe importe moins que ce qu’il y a autour de lui dans les autres signes. La preuve en est que la valeur d’un terme peut être modifiée sans qu’on touche ni à son sens ni à ses sons, mais seulement par le fait que tel autre terme voisin aura subi une modification.

Saussure, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1965, p. 166

Pour faire comprendre cela, F. de Saussure prend un exemple. Nous traduisons les mots anglais beef, mutton et pork par les mots français bœuf, mouton et porc et nous en concluons que ces mots ont la même signification. En fait, les relations qu’ils entretiennent avec les autres mots dans leur langue respective ne sont pas les mêmes et leur sens n’est pas exactement le même. En anglais, beef, mutton et pork renvoient à la viande de l’animal mort et s’opposent aux mots ox, sheep et pig qui désignent l’animal vivant, alors que leurs équivalents français, bœuf, mouton et porc ne connaissent pas ce même système d’oppositions et ont un sens plus large.

  • Expliquez : « dans la langue, il n’y a que des différences ».
  • Quelle différence faites-vous entre une nomenclature et un système pour définir la langue.
  • Conséquences de la linguistique

Si une langue est un système autonome*, et si le sens est un effet des différences entre les termes qui existent en son sein, on peut en conclure que le sujet parlant perd le pouvoir de produire le sens des mots qu’il emploie et que ce sens lui est imposé par sa langue. Il n’est plus totalement maître de sa pensée, puisque celle-ci est conditionnée par la langue qu’il parle.

En outre, chaque langue opère un découpage, qui lui est propre, de la réalité et on peut penser qu’elle a un effet sur la manière de concevoir le monde, sur la représentation du monde que se forge chaque communauté linguistique. Les linguistes et sociologues Edward Sapir et Benjamin Lee Worf sont partis de cette hypothèse pour établir une corrélation entre la langue d’un peuple et sa culture. Chaque langue renferme une vision du monde irréductible à une autre.

Voici le point : le « monde réel » est pour une large part construit inconsciemment à partir des habitudes linguistiques du groupe. Aucune langue n’est jamais suffisamment similaire à une autre pour les deux puissent ensemble représenter la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent différentes sociétés sont des mondes distincts, et pas simplement un même monde qui porterait plusieurs étiquettes différentes.

Sapir, Edward, The Status of linguistic as a science (http://www.bible-researcher.com/sapir1.html)

Cette idée avait déjà été émise par le philosophe allemand Wilhelm Von Humboldt qui pensait qu’une langue articule une préconception du monde qui oriente les représentations culturelles d’une communauté et façonne ainsi le caractère et la forme d’une nation.

Nous assistons ainsi à un retournement du cratylisme : la langue n’imite plus le réel, elle contribue à l’informer, à le construire et le monde commun est un effet de la langue.

  • Naturel, conventionnel et arbitraire, expliquez ce qui distingue ces adjectifs appliqués au signe linguistique et tirez-en les conséquences.
  • Expliquez pourquoi, selon la linguistique, la question de l’origine du langage est un problème métaphysique et non scientifique (pensez aux deux manières de formuler une question, soit par pourquoi soit par comment).
  • Expliquez l’analogie** saussurienne entre un jeu d’échecs et une langue.
  • Si une langue détermine le caractère et la forme d’une nation, que penser de la traduction d’une langue dans une autre ?
  1. Les dimensions du langage

Le langage ne se réduit pas à la langue, mais inclut aussi le moment de la parole qui est celui où un sujet prend en charge la langue qui est la sienne et la vit. Le langage est donc bien plus qu’un simple instrument de communication servant à transmettre des informations ; il inclut d’autres dimensions, axiologique*(logique et esthétique), cathartique* et même magique.

  • La dimension logique de la langue

Sans la langue, nous serions soumis au flux incessant et désordonné des multiples impressions sensibles. En disant le monde, nous l’organisons. Nous distinguons le sujet et ses qualités (cette pierre est dure, bleue et coupante), nous situons les choses dans l’espace (cette pierre est à côté de l’arbre) et nous introduisons entre elles un ordre temporel de succession (le soleil chauffe cette pierre).

En partant de ce constat, on a pu concevoir l’idée d’une langue dont la structure grammaticale serait telle qu’elle correspondrait à l’ordre des choses dans le monde. Elle dirait ce qui est tel qu’il doit être et non tel qu’il se donne à nous.

  • Dès l’antiquité, Aristote construit une théorie du discours logique qui définit les raisonnements valides (théorie des syllogismes) pour formuler ce qui est nécessairement et en vérité.
  • D’autres auteurs ont espéré pouvoir inventer une langue artificielle et parfaite, à l’image des mathématiques, une « caractéristique universelle » (Leibniz), qui, débarrassée des imperfections des langues naturelles, reproduirait l’ordre logique et vrai des idées.

 Je méditai donc sur mon vieux projet d’un langage ou d’une écriture rationnelle dont l’universalité et la communication entre des nations différentes ne seraient que le moindre des effets. Sa véritable utilité résiderait en ceci qu’il ne reproduirait pas seulement les mots, mais aussi les pensées et qu’il parlerait plus à l’entendement qu’aux yeux. Car si nous en disposions sous la forme que je me représente, nous pourrions alors argumenter en métaphysique et en morale de la même façon que nous le faisons en géométrie et en analyse (1) car les caractères donneraient un coup d’arrêt aux pensées par trop vagues et par trop fugaces que nous avons en ces matières ; l’imagination ne nous y est en effet d’aucun secours, si ce n’est au moyen de tels caractères. Voici ce à quoi il faut arriver : que chaque paralogisme* ne soit rien d’autre qu’une erreur de calcul et que chaque sophisme*, exprimé dans cette sorte de nouvelle écriture, ne soit en vérité rien d’autre qu’un solécisme* ou un barbarisme, que l’on puisse corriger aisément par les seules lois de cette grammaire philosophique. Alors, il ne sera plus besoin entre deux philosophes de discussions plus longues qu’entre deux mathématiciens, puisqu’il suffira qu’ils saisissent leur plume, qu’ils s’asseyent à leur table de calcul (en faisant appel, s’ils le souhaitent, à un ami) et qu’ils se disent l’un à l’autre : « Calculons ! » J’aurais souhaité pouvoir proposer une sorte de caractéristique universelle dans laquelle toutes les vérités de raison puissent être ramenées à une sorte de calcul. Il pourrait s’agir en même temps d’une sorte de langage ou d’écriture universels, mais qui seraient infiniment différents de tous ceux que l’on a projetés jusqu’à maintenant. Car en eux les caractères et les mots guideraient d’emblée la raison et les fautes (mises à part les erreurs matérielles) n’y seraient que des erreurs de calcul. Il serait très difficile de constituer ou d’inventer cette langue ou cette caractéristique, mais en revanche fort aisé de l’apprendre sans aucun dictionnaire.

Leibniz, « Scientia generalis » in Philosophische Schriften (Écrits philosophiques), Vol. VII, p 14 sq.

(1) L’analyse renvoie ici à l’algèbre.

 

  • Cette quête d’une langue logique et fonctionnelle, inaugurée par Aristote, finira par déboucher sur le calcul binaire et les langages artificiels contemporains. L’informatique, grâce au stockage d’une masse énorme de données (la mémoire) et à la vitesse des processeurs, obtient des résultats qu’aucune langue naturelle ne pourrait produire.
  • À partir du XVIIIe siècle, certains théoriciens ont pensé pouvoir classer et hiérarchiser les langues en fonction de leur meilleure correspondance avec l’ordre réel des choses.

L’esprit de chaque peuple et sa langue sont dans la plus étroite connexité : l’esprit fait la langue, et la langue à son tour sert de formule et de limite à l’esprit. La race religieuse et sensitive des peuples sémitiques ne se peint-elle pas trait pour trait dans ces langues toutes physiques, auxquelles l’abstraction est inconnue et la métaphysique impossible ? La langue étant le module nécessaire des opérations intellectuelles d’un peuple, des idiomes peignant tous les objets par leurs qualités sensibles, presque dénués de syntaxe, sans construction savante, privés de ces conjonctions variées qui établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, devaient être éminemment propres aux énergiques déclamations des Voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devaient se refuser à toute spéculation purement philosophique. Imaginer un Aristote ou un Kant avec un pareil instrument n’est guère plus possible que de concevoir un poème comme celui de Job écrit dans nos langues métaphysiques et réfléchies. Aussi chercherait-on vraiment chez les peuples sémitiques quelque tentative indigène d’analyse rationnelle, tandis que leurs littératures abondent en expressions vraies de sentiments moraux, d’euphorisâmes pratiques.

Renan, Ernest, (1823-1892), De l’origine du langage (1848), Paris, Calmann-Lévy, 1925, p. 190-191

  • Pensez-vous qu’il soit possible de classer et de hiérarchiser les langues en fonction de leur capacité à dire le réel ?
  • Peut-on parler sans abus d’un langage informatique ?
  • Une langue universelle, semblable à un calcul, serait-elle encore une véritable langue ?
  • La dimension esthétique ou poétique

Une langue ne se réduit pas à sa dimension logique de décrire ce qui est comme il doit être. Elle peut dire ce qui n’est pas et s’ouvrir sur la fiction et l’imaginaire. Elle possède pour cela des figures de style, comme la comparaison, la métaphore, la métonymie, etc. Elle a également une dimension sensible puisqu’elle est entendue et que les sonorités perçues ont un effet sur celui qui les écoute. Le poète sait jouer sur les allitérations, les assonances pour rendre sensible une idée et suggérer un sentiment ou une qualité du propos. Cette dimension poétique n’est pas réservée au poète puisque toute communication linguistique réussie est une expression qui vise à dire ce qui échappe au code commun de la langue.

La dimension esthétique du langage permet de dire la diversité du monde et enrichit la manière dont nous le ressentons et le vivons. Elle l’ouvre sur des possibles et est émancipatrice.

  • La dimension cathartique*

Nous savons que le fait de pouvoir de dire, de verbaliser, une forte émotion ou une souffrance psychologique permet d’en prendre conscience et de mieux la maîtriser. Freud a fait de cette mise en paroles, essentielle dans la cure psychanalytique (« l’association libre des idées »), un moyen pour faire remonter à la conscience des idées rattachées à des pulsions qui, bien que refoulées dans l’inconscient, continuent à avoir des effets sur le comportement du patient.

L’anthropologue Claude Lévi-Strauss a introduit la notion d’ « efficacité symbolique » (Anthropologie structurale I) à l’occasion du cas, qu’il décrit, d’un accouchement difficile. Dans une population indienne, les Cuna, une femme n’arrive pas à accoucher et les sages-femmes du village font appel au service d’une femme que Lévi-Strauss appelle chamane et qui va procéder à une longue incantation. Elle raconte un récit, un mythe, qui apaise quelque chose chez cette femme et l’enfant peut venir au monde. Le récit agit sur le corps, lui impose une maîtrise en introduisant un ordre. On assiste à une articulation du langage, du récit, et du corps.

  • La dimension magique

L’Ancien Testament parle du Verbe créateur : « Dieu dit : « que la lumière soit », et la lumière fut. À une échelle humaine, nous expérimentons que le fait de nommer une chose, de la distinguer de la masse dans laquelle elle était enfouie, la fait passer de l’obscurité à la lumière, le fait être en quelque sorte pour nous. Il n’y a plus qu’un pas à faire pour penser que le langage exerce un pouvoir sur les choses, qu’il est dangereux d’employer certains mots, que certaines paroles sont réservées à des initiés. L’Afrique a pu être caractérisée comme une « civilisation du verbe » : le langage n’est pas seulement un instrument de communication, il est « expression de l’être-force, déclenchement des puissances vitales et principe de leur cohésion ».

Nommer est un acte doué d’efficace. Parler c’est aussi manipuler les forces de la nature bénéfiques ou maléfiques. C’est aussi évoquer le monde non visible des ancêtres et des dieux. Peut-être devrait-on, exactement, parler de mondes au pluriel, et, du même coup, on s’aperçoit qu’il faudrait passer à l’étude des niveaux de langue. La langue signifie à des niveaux différents selon les cérémonials, les lieux, les êtres, les saisons parce qu’elle manipule des forces de puissance inégale selon les moments.

Chez les Dogon, la société des hommes possède un langage secret, réservé aux initiés et incompréhensible aux autres. C’est, là, un exemple de niveau de langue au sein d’une société. La fonction de la langue est à la fois de signifier et de cacher, en faisant ainsi le départ entre le sacré et le profane. Il y a une langue réservée à un usage religieux.

Alassane Ndaw, La Pensée africaine, éd. africaine du Sénégal (NEAS), 1998

  1. Le pouvoir des mots

Une langue ne peut être que partagée et, dès que nous parlons, nous instituons une relation avec une ou d’autres personnes. Le langage présuppose ou constitue une intersubjectivité*. Il faut s’interroger sur la nature de cet échange qui s’effectue grâce au langage. La relation entre les interlocuteurs est-elle réciproque et entre égaux ou unilatérale et entre inégaux ?

  • Langage et action

On oppose souvent le langage et l’action, parler serait le contraire de faire et on compare souvent le « beau parleur », celui qui parle beaucoup pour différer d’agir, à l’homme d’action qui dit peu, mais fait. Selon un proverbe djiboutien, « ha dal haan ma buuxsho » ou « maggo yaab bakaara ».

  • Pensez-vous que cette opposition est pertinente ?

On parle aussi du pouvoir des mots.

  • Que veut-on dire exactement par cette expression ?
  • Pouvez-vous donner des exemples d’un pouvoir des mots ?

Dans son livre How to do things with words (traduit en français sous le titre Quand dire c’est faire), le philosophe anglais John L. Austin s’est intéressé à de nombreux énoncés qui, tels les ordres et les questions, échappent à la problématique du vrai et du faux. Ces énoncés, appelés « performatifs » (de l’anglais to perform, accomplir) se distinguent des « énoncés constatifs » qui décrivent ce qui est.

Par le seul fait de leur énonciation, ils accomplissent une action. Il suffit à un président de séance de dire « la séance est ouverte » pour qu’elle le soit, au juge ou au maire de dire « je vous marie » pour que les jeunes gens soient mariés. L’énoncé performatif est donc à la fois une manifestation linguistique et un acte. On peut donner de nombreux autres exemples : « Je vous promets de rentrer », « Je parie sur ce cheval », « Je vous ordonner de descendre ». Tous ces exemples sont des « actes de langage ». Le langage a le pouvoir d’accomplir, de faire être.

  • La rhétorique et le dialogue

Dès l’antiquité, les sophistes avaient perçu le pouvoir du langage. Gorgias ne voit pas dans le langage un moyen de dire le vrai ou de révéler le monde. Il n’est pas non plus, toujours selon lui, un simple moyen de communiquer des idées. À proprement parler, le langage ne dit rien, mais il a le pouvoir d’agir sur les hommes en modifiant leur manière de sentir et leurs comportements. La rhétorique, ou l’art oratoire, devient à ses yeux la technique la plus puissante, tellement plus puissante que les autres qu’elle devient hégémonique*.

Socrate : – Je me demande depuis longtemps de quoi peut bien être fait le pouvoir de la rhétorique. Elle a l’air d’être divine, quand on la voit comme cela. Gorgias. – Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi dire, toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle ! Je vais t’en donner une preuve frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec d’autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à boire leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre. Venons-en à la Cité, suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la Cité que tu voudras, et qu’il faille organiser, à l’Assemblée ou dans le cadre d’une autre réunion, une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien, j’affirme que le médecin aurait l’air de rien du tout, et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. Suppose encore que la confrontation se fasse avec n’importe quel spécialiste, c’est toujours l’orateur qui, mieux que personne, saurait convaincre qu’on le choisît. Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel spécialiste. Eh, si grande est la puissance de la rhétorique !

Platon, Gorgias, 456a-456b, trad. Canto-Sperber, Paris, GF-Flammarion, 1993

Son disciple, Protagoras, reprend cette idée et la met au service de la conception démocratique de la cité. Si, comme il le prétend, « l’homme est la mesure de toutes choses », si les choses sont à chacun comme elles lui apparaissent, alors il n’y a pas de vérité et on ne peut réunir les hommes autour d’un discours vrai. C’est ici qu’intervient le bon orateur : il peut persuader** les hommes de se mettre d’accord sur ce qui est le meilleur pour eux, étant donné les circonstances présentes qu’il faut savoir apprécier. L’instrument qui rend possible cette transformation des hommes en vue du meilleur commun (et non du vrai) est l’art oratoire ou la rhétorique.

En revanche, dans un dialogue (du grec dia, à travers, et logos, discours ou raison), aucun des interlocuteurs ne cherche à imposer son point de vue, à vaincre l’autre ou les autres. Ils acceptent de se soumettre aux seules règles du discours, dont la plus importante est celle de ne pas se contredire. De leur confrontation doit émerger un discours commun qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais s’impose tous par la seule force de ses arguments ou de ses démonstrations. Il n’est plus question de persuader, mais de « con-vaincre », de vaincre avec (« con », du latin, cum, avec) l’autre et non de le vaincre. Le discours unique et commun qui émerge du dialogue est celui de la raison (logos) qui n’appartient à personne, mais est celui de tous et s’impose à tous.

Le dialogue, qui donne à la relation qu’institue le langage entre les sujets un sens moral, est le contraire de la violence. Cependant, on ne peut contraindre personne à dialoguer, car le dialogue repose sur la décision libre de se soumettre au seul discours de la raison.

En vérité le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est autre que celui de la violence et de la négation de celle-ci. Car que faut-il pour qu’il puisse y avoir dialogue ? La logique ne permet qu’une seule chose, à savoir que le dialogue, une fois engagé, aboutisse, que l’on puisse dire lequel des interlocuteurs a raison, plus exactement lequel des deux à tort : car s’il est certain que celui qui se contredit a tort, il n’est nullement prouvé que celui qui l’a convaincu de ce seul crime contre la loi du discours ne soit pas également fautif, avec ce seul avantage, tout temporaire, qu’il n’en a pas encore été convaincu. La logique, dans le dialogue, émonde (1) le discours. Mais pourquoi l’homme accepterait-il une situation dans laquelle il peut être confondu ?

Il l’accepte, parce que la seule autre issue est la violence, si l’on exclut, comme nous l’avons fait le silence et l’abstention de toute communication avec les autres hommes : quand on n’est pas du même avis, il faut se mettre d’accord ou se battre, jusqu’à ce que l’une des thèses disparaisse avec celui qui l’a défendue. Si l’on ne veut pas de cette seconde solution, il faut choisir la première, chaque fois que le dialogue porte sur des problèmes sérieux et qui ont de l’importance, qui doivent mener à une modification de la vie ou en confirmer la forme traditionnelle contre les attaques des novateurs. Concrètement parlant, quand il n’est pas un jeu (qui ne se comprend que comme image du sérieux), le dialogue porte, en dernier ressort, toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre.

Weil, Éric, Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1967, p. 24

(1) Émonder : débarrasser un arbre de ses branches mortes ; au sens figuré : débarrasser du superflu

  • La rhétorique et le dialogue, expliquez, en prenant des exemples, ce qui distingue ces deux manières d’utiliser le langage.
  • Expliquez pourquoi le principe de ne pas se contredire est primordial pour qu’un dialogue aboutisse.
  • Quelles sont les autres conditions pour qu’un dialogue soit possible et aboutisse ?
  • Dialogue et violence, expliquez ce qui les différencie.

Nous avons vu que le langage est le moyen par lequel s’exprime la pensée et qui la fait exister. L’homme est le seul vivant à avoir la capacité d’exprimer des mots ayant un sens, c’est-à-dire à avoir un langage articulé. Le langage humain possède plusieurs finalités : il permet à l’homme de s’appréhender en même temps qu’il appréhende le monde dans lequel il vit. La parole est ce qui manifeste le mieux cette expérience de soi et du monde et, ce, dans un perpétuel effort, un perpétuel travail dont l’objectif est la maîtrise de soi, des autres et du monde.

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