Qu’est-ce que l’histoire?

Qu’est-ce donc que l’histoire ? Je proposerai de répondre : l’histoire est la connaissance du passé humain. L’utilité pratique d’une telle définition est de résumer dans une brève formule l’apport des discussions et gloses qu’elle aura provoquées. Commentons-la :

      Nous dirons connaissance et non pas, comme tels autres, « narration du passé humain », ou encore « oeuvre littéraire visant à le retracer » ; sans doute, le travail historique doit normalement aboutir à une oeuvre écrite […], mais il s’agit là d’une exigence de caractère pratique (la mission sociale de l’historien…) : de fait, l’histoire existe déjà, parfaitement élaborée dans la pensée de l’historien avant même qu’il l’ait écrite ; quelles que puissent être les interférences des deux types d’activité, elles sont logiquement distinctes.

      Nous dirons connaissance et non pas, comme d’autres, « recherche » ou « étude » (bien que ce sens d’ »enquête » soit le sens premier du mot grec istoria), car c’est confondre la fin et les moyens ; ce qui importe c’est le résultat atteint par la recherche : nous ne la poursuivrions pas si elle ne devait pas aboutir ; l’histoire se définit par la vérité qu’elle se montre capable d’élaborer. Car, en disant connaissance, nous entendons connaissance valide, vraie : l’histoire s’oppose par là à ce qui serait, à ce qui est représentation fausse ou falsifiée, irréelle du passé, à l’utopie, à l’histoire imaginaire […], au roman historique, au mythe, aux traditions populaires ou aux légendes pédagogiques – ce passé en images d’Epinal que l’orgueil des grands Etats modernes inculque, dès l’école primaire, à l’âme innocente de ses futurs citoyens.

      Sans doute cette vérité de la connaissance historique est-elle un idéal, dont, plus progressera notre analyse, plus il apparaîtra qu’il n’est pas facile à atteindre : l’histoire du moins doit être le résultat de l’effort le plus rigoureux, le plus systématique pour s’en rapprocher. C’est pourquoi on pourrait peut-être préciser utilement « la connaissance scientifiquement élaborée du passé », si la notion de science n’était elle-même ambiguë : le platonicien s’étonnera que nous annexions à la « science » cette connaissance si peu rationnelle, qui relève tout entière du domaine de la doxa * ; l’aristotélicien pour qui il n’y a de « science » que du général sera désorienté lorsqu’il verra l’histoire décrite (et non sans quelque outrance, on le verra) sous les traits d’une « science du concret » (Dardel), voire du « singulier » (Rickert). Précisons donc (il faut parler grec pour s’entendre) que si l’on parle de science à propos de l’histoire c’est non au sens d’épistémè * mais bien de technè * , c’est-à-dire, par opposition à la connaissance vulgaire de l’expérience quotidienne, une connaissance élaborée en fonction d’une méthode systématique et rigoureuse, celle qui s’est révélée représenter le facteur optimum de vérité.

H.-I. MARROU
De la connaissance historique, éd. du Seuil  

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Selon Marrou l’histoire n’a rien à voir avec la littérature, c’est une connaissance. Cependant, cette connaissance du singulier (rien à voir avec la définition qu’Aristote donne de la science, comme connaissance du général)se donne dans une dimension narrative qui peut faire douter de sa dimension scientifique:

C’est ce qu’affirme Gilles-Gaston Granger (Pensée formelle et sciences de l’homme, 1967) :

« Si l’on définit la science : construction de modèles efficaces des phénomènes, on voit que l’histoire nous échappe dans la mesure où elle se propose, non d’élaborer des modèles pour une manipulation des réalités, mais de reconstituer ces réalités mêmes, nécessairement vécues comme individuelles […] L’individuel passé échappe à une connaissance conceptuelle, c’est à dire à la science »

– C’est pour répondre à cette accusation d’idiographie et faire admettre l’histoire dans le   champ des sciences sociales (voire pour en être la fédératrice) que le groupe d’historiens réunis autour de la revue Annalesprend ses distances avec l’événementiel (au profit de la longue durée, du « structurel ») et avec le politique (au profit de l’étude des civilisations dans leurs aspects économiques, sociaux,  démographiques qui, par ailleurs se prêtent bien à une étude quantitative, statistique, sérielle). Il s’agit aussi de se distancier de l’histoire-récit dont la construction chronologique induit l’idée d’une causalité linéaire implacable. Au début des années 1970, les trois volumes de  Faire de l’histoire, publiés sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, apparaissent comme le manifeste méthodologique de cette « nouvelle histoire ».

– Cette « Ecole des Annales » acquiert une notoriété mondiale, sans pour autant convaincre nécessairement les autres disciplines de sa scientificité. De plus, depuis une vingtaine d’années surtout, des mises en garde s’élèvent, dans le milieu des historiens eux-mêmes, contre certaines démarches intellectuelles qui, pour « faire scientifique », risquent de tordre le cou à la réalité passée et donc à la vérité. Ainsi l’emprunt à d’autres disciplines de concepts ou de modèles peut conduire à des généralisations incertaines (ex : le totalitarisme) ou à des anachronismes (ex : la lutte des classes). De même la recherche des continuités risque de faire bon marché des phénomènes de rupture (ex : le débat Furet/Soboul sur la Révolution française) et l’analyse systémique peut conduire à l’oubli des sujets agissants et à la dilution des responsabilités (ex : le débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes à propos du régime nazi et de la Solution finale). Sans parler de l’histoire enseignée où, à la fin des années 1970, l’opinion publique s’inquiète de l’ignorance des grands événements, des grands acteurs et de la chronologie dans laquelle sombreraient les élèves, privés ainsi des repères patrimoniaux indispensables à leur culture et à leur insertion dans la cité.

3.  L’histoire : un genre littéraire ?

– Depuis la fin du 19e siècle, les historiens universitaires en quête de scientificité mettent en garde chercheurs et enseignants d’histoire contre ce que Langlois et Seignobos qualifient d’ « ornements littéraires », ajoutant qu’il faut « ne jamais s’endimancher » et reprochant à l’histoire romantique – et singulièrement à Michelet –  d’avoir voulu « faire revivre le passé » et d’avoir, à cette fin, eu « la préoccupation de l’effet ». Or, disent-ils « le but de l’histoire est, non de plaire ni de donner des recettes pratiques pour se conduire, ni d’émouvoir, mais simplement de savoir ». Ce souci de l’écriture simple et directe reste dominant dans les conseils que les historiens universitaires donnent aux étudiants et aux chercheurs. Et c’est une des raisons pour lesquelles leurs collègues littéraires, refusant implicitement de reconnaître à la production historique après Michelet tout caractère de « littérarité », ne l’incluent pratiquement jamais dans leur enseignement et leurs travaux (une exception récente : l’ouvrage de Philippe Carrard,Poétique de la Nouvelle Histoire, 1998)

– A l’inverse, les tenants américains du « linguistic turn (dits encore « narrativistes ») tels que Hayden White (Metahistory, 1973) et les participants du colloque de Cornell (1980) considèrent l’histoire comme un genre narratif comme un autre : l’histoire, selon eux, n’a ni plus ni moins de réalité que le roman et relève donc du même type d’analyse. Ces thèses trouvent un écho chez l’historien français Paul Veyne (Comment on écrit l’histoire, 1971)

– Face à ces thèses – que suit, il est vrai, de peu, le scandale causé par les prises de position révisionnistes et négationnistes (Faurisson) – s’affirme la recherche d’une voie moyenne entre réalité et fiction. Elle s’exprime, en particulier, chez Michel de Certeau (L’écriture de l’histoire, 1975), Paul Ricoeur (Temps et récit, 1983-1985), plus récemment chez Roger Chartier (op. cit.) ou K. Pomian (« Histoire et fiction, Le Débat, n° 54, 1989). Pour ces auteurs, l’histoire est un discours sur la réalité mais c’est aussi une narration qui utilise les ressorts de la fiction : elle met le passé « en intrigue » (Ricoeur), elle crée du continu entre les traces discontinues de ce passé, elle met en scène des acteurs fictifs (peuple, classe, nation), elle utilise la métaphore, elle joue sur les temps de la conjugaison, etc. De son côté, le roman, pour toucher son public, se doit d’être vraisemblable, d’être « comme si passé » (Ricoeur), il cherche à créer un « effet de réel » (Barthes), par exemple par l’usage du passé simple.

P. Ricoeur (Temps et récit, 3) :

« L’histoire est quasi fictive dès lors que la quasi-présence des événements placés « sous les yeux » du lecteur par un récit animé supplée, par son intuitivité, sa vivacité, au caractère élusif de la passéité du passé […]. Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels qu’il rapport sont des faits passés pour la voix narrative qui s’adresse au lecteur : c’est ainsi qu’ils ressemblent à des événements passés et que la fiction ressemble à l’histoire »

K. Pomian (art. cit.)

 » Faire savoir, faire comprendre, faire sentir : intériorisées par les historiens, les exigences que leur public leur présente les conduisent à introduire dans leurs travaux des objets fictifs et à en parler comme s’ils étaient réels. A cela s’ajoutent certains effets de la narration elle-même. Tout ouvrage historique confère à son sujet une certaine individualité: il lui assigne un début et une fin, il trace autour de lui une frontière, il élimine tout ce qui ne s’y rapporte pas. Entre le début et la fin il ménage des transitions et crée donc un semblant de continuité dans une matière qui est toujours irrémédiablement lacunaire. A partir du moment où l’on fait plus que décrire les sources elles-mêmes, les procédés de reconstruction mis en œuvre et les référents intentionnels et implicites, où, autrement dit, on ne se contente pas de la prose ascétique des catalogues, inventaires, annales, dictionnaires, chronologies ou rapports de fouilles, on introduit certains éléments fictifs, simplement parce qu’on respecte l’autonomie de la narration »

4. L’histoire : une construction

L’histoire ne peut être une résurrection ou une reconstitution du réel passé, elle en est un « arrangement » (Jacques Le Goff). Pour être nécessairement subjective, toujours incomplète, jamais définitive, cette construction se doit, du moins, d’ être honnête.

– La construction qu’est l’histoire concerne d’abord les sources. Il n’y a guère de « sources brutes », sinon les squelettes ou les cernes de croissance des arbres par exemple. Le plus modeste tesson de céramique est déjà un effet de l’art, une construction humaine, l’expression d’une intention, d’une subjectivité. Mais, surtout, parmi l’ensemble des traces du passé qui sont à sa disposition, le chercheur fait des choix : il constitue un « corpus » de sources,  privilégiant tel ou tel type de traces selon ses possibilités, ses compétences, procédant par échantillons quand les documents à sa disposition sont innombrables. En outre, son choix peut être limité par les difficultés d’accès à certaines archives (loi de 1979). Même quand les traces de la période qu’il étudie sont rares, l’historien (travaillant seul ou en équipe) ne saurait être exhaustif dans leur utilisation.

– Cette sélectivité se retrouve dans le traitement des faits. Lucien Febvre écrivait : « Les faits : du donné ? non du construit ». D’une part, dans la masse des actes humains dont il retrouve la trace, l’historien opère des choix : il retient, généralement, ceux qui lui paraissent porteurs de sens (par rapport à sa problématique initiale), soit par leur fréquence, soit par leur caractère novateur, soit par leur retentissement (notion d’ »événement »). D’autre part, ces « faits vainqueurs » qu’il retient, il les ordonne temporellement : s’il les présente le plus souvent dans l’ordre où ils se sont produits (chrono-logique), il lui arrive de procéder autrement et, de toutes façons, il découpe le temps, introduit une périodisation faisant apparaître des phases, des étapes, des cycles, distinguant des temporalités multiples…

– Cette construction s’achève par la « mise en texte » (le livre, le cours, etc.) par laquelle l’historien unifie le discontinu et l’hétérogène en une « totalité signifiante » (Ricoeur), « bouchant les trous » (Veyne), utilisant, sinon pour plaire, du moins pour convaincre, les ressorts d’une rhétorique qu’on a évoquée en troisième partie et, là aussi, faisant des choix narratifs, stylistiques…

–   Dans cette série de choix s’expriment d’autres enjeux que le souci de la recherche de la vérité : l’idéologie de l’historien, sa perméabilité à la « demande sociale », sa stratégie de carrière, etc… Ces choix sont plus ou moins conscients et, en tout cas, échappent le plus souvent à ceux qui le lisent ou l’écoutent. D’où l’intérêt d’un genre émergent, l’ »ego-histoire » : l’historien propose – après coup – les clés de ses choix, retrace son itinéraire (cf. l’ouvrage collectif Essais d’egohistoire où l’ouvrage de Georges Duby, L’histoire continue; cela devient aussi une habitude dans les soutenances d’habilitation à diriger des recherches)

– L’idée que l’histoire puisse être « objective » – au sens de restitution totale et impartiale du passé tel qu’il fût – est donc un non-sens. Mais il y a cependant, à défaut d’objectivité, des garanties contre la fantaisie de l’historien. D’abord son professionnalisme : depuis la fin du 19e siècle, la recherche et l’enseignement de l’histoire sont des métiers qui s’apprennent. Ensuite le fait que sa production s’effectue sous le regard critique de la communauté historienne (Karl Popper parle d’ »intersubjectivité » et d’objectivité fondée sur « le caractère public et compétitif de l’entreprise scientifique »). Enfin le fait qu’une production historique digne de ce nom ne saurait être autoréférentielle : le « paratexte » (notes, inventaire des sources, bibliographie) fait que le texte historique est une construction vérifiable. Pour reprendre deux autres formules de Popper, on pourrait dire qu’une production historique, à défaut d’être « vraie », est capable de « vérisimilarité », tout en étant toujours « falsifiable ».

On pourrait dire, avec Henri-Irénée Marrou (De la connaissance historique, 1954) :

« Ni objectivisme pur, ni subjectivisme radical; l’histoire est à la fois saisie de l’objet et aventure spirituelle du sujet connaissant : elle ce rapport h = P/p établi entre deux plans de la réalité humaine : celle du Passé, bien entendu, mais celle aussi du présent de l’historien, agissant et pensant dans sa perspective existentielle avec son orientation, ses antennes, ses aptitudes et ses limites, ses exclusives […] Que dans cette connaissance il y ait nécessairement du subjectif, quelque chose de relatif à ma situation d’être dans le monde, n’empêche pas qu’elle puisse être en même temps une saisie authentique du passé. En fait, lorsque l’histoire est vraie, sa vérité est double, étant faite à la fois de vérité sur le passé et de témoignage sur l’historien »

A l’historien incombe, pour reprendre une formule de Jacques Rancière « la tâche impossible d’articuler en un seul discours un triple contrat » : narratif, scientifique, politique. Il doit, à la fois, répondre au goût du récit historique assez répandu dans nos sociétés, dire aussi exactement que possible ce qu’il sait du passé et – les instructions officielles le prescrivent, en tout cas, aux enseignants – contribuer à la transmission d’un patrimoine culturel. Quand on ne lui demande pas aussi de dire « rien que la vérité, toute la vérité » dans les prétoires (procès Papon), d’être un « recteur de mémoire » (affaire Aubrac) ou d’apporter sa caution aux innombrables commémorations…

(source: Jean Leduc IUFM Toulouse 2002)

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