Textes supplémentaires sur l’histoire

Peut-on changer le cours de l’histoire?

Publié le 26 Novembre 2012 par maryse.emel dans histoire

Avec un ton chargé d’impuissance, sur le mode de la sentence,ou du discours chargé de fatalisme,,l’homme du bon sens vous dira qu’on ne change pas  le cours de l’histoire, s’en remettant à une métaphore, admise de fait, celle du cours d’eau. Vieille image que l’on trouve déjà chez Héraclite, définissant le temps. Image qui suppose linéarité du temps et par voie de conséquence linéarité de l’histoire, ramenée à l’ordre chronologique et à l’idée de « progrès », d’orientation vers…, de sens, Dès lors, l’idée d’un temps suspendu, arrêté, ou « les heureuses coïncidences » du Second Discourrs de Rousseau, le Clinamen d’Epicure, la possibilité d’une liberté créatrice, se verraient évacués. Autre présupposé, qui appartient cette fois au « on », un pronom indéfini et général, outre qu’il renforce la généralité des propos,  ce « on » suppose un anonyme ou un simple individu qui changerait ou pas  quelque chose à ce qui est déjà écrit. Ce on renvoie à un individu quelconque…Ce sont donc tous ces  présupposés que l’on se doit d’examiner. Ce qui est en jeu derrière cette question est la place de la liberté dans le champ de l’action historique et cela nous renvoie aussi à l’acteur de cette action libre si elle est pensable. Cela suppose aussi une réflexion sur le temps de l’histoire..

Changer le cours de l’histoire fait également écho à une formule célèbre de Marx: les philosophes n’ont fait jusqu’à présent qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer. . Il s’agirait de réaliser l’impossible, puisque par définition on ne va pas dans le sens inverse du cours, comme le cours d’eau suit sa direction. Peut-on aller contre le sens du courant? Peut-on renverser, retourner les lois historiques? Peut-on opérer un retournement radical de l’ordre des choses (et même, doit-on le faire?)? La révolution, au sens de renversement de l’ordre des choses,, et ici de l’ordre historique, est-elle pensable en ces termes et quelles en seraient les conséquences? Ainsi ce sujet nous renvoie au sens même de la révolution.

 

neutralité, impartialité,objectivité…si proches et si différents

Publié le 22 Mars 2013 par maryse.emel dans histoire

On considère que les deux fondateurs de l’histoire (au sens d’étude du passé) sont deux auteurs Grecs du Ve siècle av. J- C., Hérodote et Thucydide.

Hérodote d’Halicarnasse est l’auteur d’un récit très fouillé sur la guerre entre les Grecs et les Perses, intitulé Historia (« l’enquête »). Il commence ainsi :

« Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis, tant ceux des Grecs que ceux des Barbares, ne tombent pas dans l’oubli… »

L’histoire est une mémoire et elle doit présenter les faits sans prendre parti.

C’est ce que dit ici Hérodote : »tant ceux des Grecs que ceux des Barbares.

Fénelon traduira par « neutralité » ce non-engagement:

Lettre à M Docier sur les occupations de l’Académie française, VIII,Projet d’un Traité sur l’histoire (1714), Edit. F. Didot, p. 524.

 

Le bon historien n’est d’aucun temps ni d’aucun pays : quoiqu’il aime sa patrie, il ne la flatte jamais en rien. L’historien français doit se rendre neutre entre la France et l’Angleterre : il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin ; il rend autant de justice aux talents militaires du prince de Galles, qu’à la sagesse de Charles V.
Il évite également le panégyrique et les satires : il ne mérite d’être cru qu’autant qu’il se borne à dire, sans flatterie et sans malignité, le bien et le mal. Il n’omet aucun fait qui puisse servir à peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements ; mais il retranche toute dissertation où l’érudition d’un savant veut être étalée. Toute sa critique se borne à donner comme douteux ce qui l’est, et à en laisser la décision au lecteur, après lui avoir donné ce que l’histoire lui fournit.

La neutralité  est définie comme ce qui ne relève ni d’un temps ni d’un pays. Un individu qui se proclame neutre est quelqu’un qui se place hors de…Etre neutre dans un conflit, c’est ne pas s’engager, éviter les risques de la liberté. c’est ne se prononcer pour personne.C’est s’abstenir de tout jugement en faveur de ou contre. Or une telle potion est-elle tenable?

L’impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant

Howard Zinn

Juillet 2006

 

Auteur mondialement connu d’Une histoire populaire des Etats-Unis, Howard Zinn est un intellectuel atypique. Fils d’ouvriers né dans les taudis de Brooklyn, il s’est forgé une conscience de classe au contact des militants communistes new-yorkais. Devenu universitaire après la seconde guerre mondiale, il n’a pas troqué ses affinités de jeunesse pour les oripeaux du parvenu. Il revient avec cet ouvrage sur les combats politiques qui ont marqué son existence, non pour se mettre en avant, mais pour rendre hommage à celles et ceux qui, parfois au péril de leur vie, ont su dire « non » : au racisme institutionnalisé des Etats du Sud, à la guerre du Vietnam, aux injustices sociales, à l’autoritarisme sur les campus. Peu de personnalités connues dans ces pages, mais des anonymes, étudiantes afro-américaines, militants pacifistes…, avec lesquels il a eu le « bonheur de se révolter ». Humble et généreux, Howard Zinn demeure un incorrigible optimiste qui voit dans « les plus infimes actes de protestation les racines invisibles du changement social ».

Christophe Patillon Le Monde diplomatique, juillet 2006
 
Rechercher la neutralité, c’est croire en l’objectivité du discours de l’histoire, en faire une science.
Ce terme d’ »objectivité » est récent. …et suppose un parti-pris, à savoir que le discours de la science, détaché de  celui qui l’énonce, serait plus vrai que le discours du sujet, or,    la science n’est nullement à l’écart de dérives idéologiques.
Si on lit Ricoeur:

Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1955, pp. 23-24.

« Nous attendons de l’histoire une certaine objectivité, l’objectivité qui lui convient : c’est de là que nous devons partir et non de l’autre terme. Or qu’attendons-nous sous ce titre ? L’objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu’elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l’histoire. Nous attendons par conséquent de l’histoire qu’elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l’objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d’objectivité qu’il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l’histoire ajoute une nouvelle province à l’empire varié de l’objectivité.

De même que Bachelard parle du « régionalisme de la science », Ricoeur emploie l’expression « des provinces de l’objectivité », pour signifier la diversité des approches du vrai. En ce qui concerne l’historien, il qualifiera sa démarche de « subjectivité tendant à l’objectivité ». »

 Histoire, engagement, idéologies

Julien Massicotte

Université de Moncton

http://histoireengagee.ca/histoire-engagement-ideologies/

Parler d’« histoire engagée » peut de prime abord détonner tant il est habituel au sein des représentations populaires de considérer comme allant de soi activité scientifique et détachement, objectivité, neutralité, et apolitisme, à la limite. À quoi pourrait bien s’« engager » l’historien si ce n’est qu’à son étude du passé et des visées compréhensives que le tout implique? Et que penser de l’historien qui privilégie un enjeu, un groupe, une thématique particulière dans son travail? Les dissensions qui existent autour de la question d’engagement en sciences humaines cachent selon l’auteur anguille sous roche : la question des idéologies et de leur « travail » sur l’ensemble de la société. Il est question dans ce texte d’aborder tour à tour le questionnement de Weber quant à la notion de neutralité et d’engagement, la notion d’idéologie et son impact sur l’activité savante, et finalement la pertinence d’une notion telle que celle d’ « histoire engagée ». 

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Il y a fort à parier que quiconque ayant fait quelques études en sciences humaines soit tombé un jour ou l’autre sur les réflexions de Max Weber sur la place et le rôle du savant face à son objet d’étude et à ses propres jugements de valeur. L’historien et sociologue allemand, pionnier autant dans l’élaboration d’une théorie sociologique originale de la modernité que dans la réflexion méthodologique, s’est longtemps questionné, comme en témoigne le titre d’un de ses ouvrages (voir les suggestions de lecture à la fin de l’article) sur les liens entre « le savant et le politique ». Ce n’est pas parce que Weber s’épanchait sur la question il y a pratiquement un siècle qu’elle a fini pour autant de hanter historiens, sociologues, et praticiens de sciences humaines de tout acabit.

Parler d’« histoire engagée » peut de prime abord détonner tant il est habituel au sein des représentations populaires, du moins suppose-t-on, de considérer comme allant de soi activité scientifique et détachement, objectivité, neutralité, apolitisme, et à la limite, indifférence et élitisme. À quoi pourrait bien s’« engager » l’historien si ce n’est qu’à son étude du passé et des visées compréhensives que le tout implique? Et que penser de l’historien qui privilégie un enjeu, un groupe, une thématique particulière dans son travail? Est-on neutre, est-on complètement dégagé de l’engrenage idéologique lorsque l’on se spécialise dans l’histoire ouvrière, ou encore dans l’histoire militaire, par exemple?

Les dissensions qui existent autour de la question d’engagement en sciences humaines cachent à mon sens anguille sous roche : la question des idéologies et de leur « travail » sur l’ensemble de la société (et ce qui inclut, on l’espère, les historiens…). Comme l’écrivait Fernand Dumont dans L’anthropologie en l’absence de l’homme, les sciences humaines s’érigent à partir de « feintes », de croyances qu’il existe une distance définitive entre la culture scientifique et la culture partagée par le reste de la population, permettant de ce chef une rigueur et une neutralité que la « vérité  » exigerait. Nous allons tenter dans ce court texte d’aborder tour à tour le questionnement de Weber quant à la notion de neutralité et d’engagement, la notion d’idéologie et son impact sur l’activité savante, et finalement sur la pertinence d’une notion telle que celle d « histoire engagée ».

La neutralité axiologique

Poser la question de l’engagement en histoire (ou au sein de disciplines connexes…) signifie inévitablement de se pencher sur ce qui à première vue constitue son contraire, soit l’objectivité, la neutralité, la distance supposément nécessaire du scientifique face à son objet. Questionnement épistémologique intemporel : le savant peut-il être politique, ou doit-il plutôt totalement s’isoler des affaires de la cité? Dans le contexte de l’univers académique allemand de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, époque où les praticiens des sciences humaines en général souffraient d’un sévère complexe d’infériorité face à leurs confrères des sciences « naturelles » ou « dures », on tentait, tant bien que mal, d’éclaircir méthodologiquement le positionnement du chercheur face à son objet. Weber considère que la science de son époque, surspécialisée (et n’oublions pas que Weber rédige ce texte en 1918!), se résume de manière suivante. La science, face à un monde où l’intellectualisation – le désenchantement – est de plus en plus présent, procure des connaissances nécessaires à l’organisation et à la prévision des activités humaines, dans ce qu’elles ont de plus techniques. La science procure également des outils pour mieux réfléchir, des méthodes et une discipline intellectuelles. Mais finalement, ce que la science procure de plus essentiel est ce que Weber nomme son « œuvre de clarté ».

Plusieurs se sont frottés à la question, mais Max Weber, dans le cadre du développement de sa sociologie historique, comparative et compréhensive, aura marqué le débat par la notion de « neutralité axiologique », ce qui se traduit par une neutralité, dans le cadre du travail scientifique, face aux normes des acteurs dont le chercheur aspire à comprendre la signification des actions. Pour Weber, les questions normatives ne se posent que dans un cadre interprétatif : le savant doit chercher à comprendre les valeurs et les normes en jeu dans tel ou tel phénomène, et non lui-même porter des jugements sur la réalité, du moins dans le cadre du travail scientifique. Il ne doit donc pas prendre position, il ne doit pas, dans le cadre du travail d’enseignement ou du travail scientifique, faire étalage d’opinions ou d’impressions, de jugements ou d’évaluations normatives sur les débats politiques ou sociaux. C’est ce qu’implique la neutralité axiologique selon Weber; une distance concernant les valeurs présentes au sein de la société. On évalue non pas les valeurs elles-mêmes, mais les rapports des valeurs entre elles et avec le reste de la société.

La neutralité axiologique que propose Weber ne se borne toutefois pas qu’à la compréhension détachée des motivations et des intérêts des acteurs; elle possède également une dimension critique (mais non normative). Est-ce que par exemple, les motivations et objectifs des acteurs respectent le principe logique de non-contradiction? La critique pourra servir dès lors aux acteurs à prendre conscience des implications de leurs actions et de leurs objectifs avec plus de clarté. Il s’agit ici, dans le cadre qui nous concerne, d’un type de collaboration, ou d’engagement, qui ne met aucunement en cause la rigueur du savant en question, puisqu’il opère un travail d’éclaircissement critique qui servira à la fois à répondre aux finalités scientifiques (comprendre mieux) et à l’engagement social (aider l’acteur à mieux comprendre). Parce qu’on doit le noter, le travail scientifique n’est pas qu’une activité autonome opérant selon ses propres finalités. La science fait œuvre sociale, nous enseigne Weber. Elle nous donne accès à des connaissances techniques sur la réalité, à une méthode et à une discipline intellectuelle permettant une meilleure assise cognitive sur le monde ambiant, et finalement contribue à clarifier, à ordonner et à saisir le réel. Le travail scientifique peut très certainement viser une certaine autonomie, mais, avec ou contre son gré, il « sert » tout autant la société. Pour Weber, le vieillissement inévitable de l’œuvre scientifique est d’ailleurs caractéristique de cette utilité sociale, puisque le sens de l’œuvre vieillissante tiendra dans le renouvellement des questionnements qu’elle provoque. En cela la science participe au progrès, une notion qui transcende les disciplines scientifiques spécifiques.

Là où la science ne peut aller, écrira Weber, est du côté de la politique. Il faut néanmoins distinguer clairement le politique et le scientifique, selon Weber, le premier est normatif, prend position sur un aspect du réel, alors que le savant est compréhensif, cherchant à comprendre sans nécessairement poser de jugement de valeur. Le prophète est dans la rue, pas dans une salle de classe, souligne-t-il. Cela ne signifie pas pour autant qu’un complet détachement entre science et société est effectif, ou souhaitable en l’occurrence.

La question des idéologies

La question des idéologies est incontournable en sciences humaines. Il est difficile de parler d’engagement, de neutralité ou d’objectivité sans tenir compte de cette donne. Car après tout, l’importance que Weber accorde à la claire distinction entre savant et politique pourrait relever de la présence et de l’impact des idéologies sur les consciences, savantes ou non. On aborde également le thème puisque nous considérons essentiel de l’éclaircir, la notion même d’engagement en histoire pouvant laisser présupposer la présence d’idéologies, et donc de biais, de partisanneries, etc.

Les idéologies ont accompagné de tout temps la réflexion sur le passé et le devenir des sociétés. Or, si l’on s’entend habituellement sur le rôle prédominant et déterminant des idéologies sur les comportements sociaux, la conception que l’on se fait de la notion diffère grandement en sciences humaines. On peut regrouper l’idéologie autour de trois conceptions très larges – trois « idéals types », pour demeurer dans la thématique wébérienne : l’idéologie comme fausse conscience, l’idéologie comme vision du monde, et l’idéologie comme médiation politique. Les trois versions de l’idéologie, notons-le, ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives.

Le courant marxiste en général considère l’idéologie de manière négative. On se souvient que Marx, dans L’idéologie allemande notamment, percevait l’idéologie comme une source de fausse conscience, comme une source d’aliénation. L’idéologie joue sur la perception des acteurs et déforme la réalité.  On sait l’attention particulière que portait Marx à l’influence de la religion sur la conscience du prolétariat, par exemple, détournant l’intérêt des travailleurs de leur propre condition objective vers des considérations métaphysiques leur permettant de tolérer les misères de la révolution industrielle.

Si on fait le saut dans le XXe siècle, on s’aperçoit rapidement que la notion d’idéologie se transforme. De fausse conscience et de source d’aliénation chez Marx, elle devient chez Karl Mannheim, auteur de l’influent Idéologie et Utopie, vision du monde – Weltanschaaung en allemand – une perception de la réalité qui peut certes être fausse, comme chez Marx, mais pas nécessairement ni exclusivement. Mannheim en appelle à une vision plus large, plus englobante de l’idéologie, sans pour autant récuser l’élément de contrôle social présent en son sein. Les idéologies consistent ici en des manières particulières de concevoir et de percevoir la réalité. Il n’est donc plus question de fausse conscience ici, mais plutôt d’une variété de prismes à partir desquels la réalité est perçue.

Les définitions (ici schématisées et simplifiées) de Marx et de Mannheim de l’idéologie se retrouvent aux antipodes, la première mettant l’accent sur les dynamiques de pouvoir, la seconde sur la diversité des déterminismes sociaux aboutissant aux visions du monde les plus variées. Il existe toutefois un entre-deux, une définition de l’idéologie qui intègre à la fois la composante sociale et politique. Le sociologue et historien québécois Fernand Dumont, dans son ouvrage Les idéologies,situe l’idéologie à un entre-deux face aux positions précédentes. Les idéologies constituent des « définitions de la situation en vue de l’action » permettant aux acteurs de situer dans un contexte social plus large leurs pratiques et les intérêts qui les motivent. Pour Dumont, les idéologies sont certes des visions du monde, ayant un potentiel mystificateur comme chez Marx, mais dont la fonction ultime est de servir d’interprétation collective à l’action sociale. La société regorge d’idéologies les plus variées, en compétition les unes avec les autres pour l’influence et le pouvoir.

Les idéologies, selon ces trois définitions, qui souvent se recoupent, sont omniprésentes, leur influence au sein de la société plus large se fait sentir à tous les niveaux et paliers, et aucun groupe social n’y échappe véritablement, ce qui inclut évidemment les intellectuels, et plus spécifiquement dans le cas qui nous intéresse les historiens. L’objectivité pure est un mythe auquel peu de gens croient sérieusement de nos jours, et que le chercheur adhère à certaines idéologies, comme le reste des acteurs au sein de la société par ailleurs, n’invalide aucunement son travail. Peut-on sérieusement rejeter du revers de la main l’œuvre historienne d’un Stanley B. Ryerson parce qu’il était marxiste, l’œuvre d’un Gérard Bouchard parce qu’indépendantiste? La rigueur exige plutôt de bien connaître les déterminismes et les influences sociales qui agissent sur la conscience, un peu comme en appelait Mannheim en définissant les grandes lignes de sa sociologie de la connaissance, que de tenter de neutraliser complètement ces dernières. Bref, savoir que lorsque l’on conduit, il existe un angle mort à notre champ de vision, et en être conscient, plutôt que de faire comme si l’angle mort n’existait tout simplement pas.

Une histoire engagée : possible, souhaitable, nécessaire?

Puisque l’historien est un membre de la société comme tout le monde, il se voit inévitablement marqué, et pour ne pas dire jusqu’à un certain point déterminé, par les structures, les idéologies, les références culturelles et politiques, les conjonctures sociales et économiques, les conditions de classes sociales, les institutions, etc. Le chercheur, en sciences humaines, n’a jamais un regard divin sur son objet, il en fait de près ou de loin partie. Ou pour le dire comme Howard Zinn, « you can’t be neutral on a moving train ». La posture d’objectivité, comme celle de l’engagement, n’a rien d’un impératif méthodologique absolu, mais constitue plutôt un choix.

S’il est évident qu’historiquement les sciences humaines participent à des dynamiques disciplinaires qui les conduisent inévitablement vers l’autonomie de leurs champs comme la professionnalisation de leurs pratiques, elles contribuèrent également à l’évolution sociohistorique de la société moderne (des auteurs aussi différents que Michel Freitag (Le naufrage de l’Université, Québec, Nota Bene, 1995) et que Robert Nisbet (La tradition sociologique, Paris, Puf, 1984), adoptent sur cette question un point de vue similaire). Aboutir à une vérité du social est certainement une finalité, mais opérer un retour de ces vérités vers l’espace public l’est tout autant. Un retour permettant que ces vérités participent à une conscientisation critique des individus, à la formation d’un outillage rendant possible autant l’« autodéfense intellectuelle » que l’autonomie critique, pour mener au final à une vision de la société où les sciences humaines collaboreraient à une existence collective plus juste, plus démocratique, plus égalitaire, plus humaine. On dénote habituellement ce souci chez les auteurs « classiques ». Peut-on véritablement dissocier la réflexion théorique de Marx de sa préoccupation pour la misère provoquée par la révolution industrielle, celle de Durkheim de l’individualisme montant et des effets de l’anomie, celle de Nietzsche de son mépris pour la culture bourgeoise? Dans les faits ces disciplines ont toujours su combiner la nécessité d’une quête de la vérité scientifique avec le souci de la pertinence sociale de ce savoir, pour reprendre les termes de Fernand Dumont dans L’anthropologie en l’absence de l’homme. Le projet moderne et son idéal de société ont largement su profiter de la contribution critique des sciences humaines, une contribution qui les a, dans leur forme moderne justement, définis.

L’historien d’aujourd’hui peut-il aspirer à plus que devenir un simple gestionnaire de la mémoire ou un fonctionnaire du haut savoir? Le monde de la recherche peut-il aboutir à d’autres possibles que ce que le sociologue Marcel Rioux nommait le « savoir aseptisé »? On pourrait discourir longtemps du « coût épistémique » d’une histoire « engagée », mais voyons l’autre facette de la transaction : le coût social de champs de savoirs désinvestis de leurs missions critiques et sociales originelles. Michel Freitag parlait du « naufrage de l’université » pour qualifier la quantification monétaire (ou plus simplement la néolibéralisation) des hauts savoirs au service des notions de problem solving et de social engineering, alors qu’à ses yeux l’Université possède une vocation critique essentielle qu’elle doit préserver. On est en droit de se poser la question : quelles peuvent être les conséquences (le coût social) de cette marchandisation du savoir? Un tel type de savoir, souvent à l’écart des enjeux sociaux réels, mais répondant bien à la dynamique économico-politique des institutions contemporaines de hauts savoirs, correspond-il toujours à l’idéal des lumières ayant nourri le projet des sciences humaines modernes? Science et Progrès peuvent-ils encore aller de pair? Si oui, l’engagement, celui de l’historien, est encore possible. Weber parlait souvent de vocation pour évoquer le travail scientifique. La vocation ne va pas sans idéal, et sans doute la grande finalité du travail savant est de viser une certaine forme de vérité autour d’un sujet donné. Dans le cadre des sciences humaines, cela peut aussi vouloir dire, comme l’œuvre et la vie d’un intellectuel comme Guy Rocher le démontrent, mieux comprendre la dynamique des changements sociaux, afin de pouvoir y contribuer.

L’un des paradoxes de notre époque est sans doute la très grande accessibilité de l’information et de savoirs en tout genre et à la valeur la plus variable, et la nécessité, non moins présente, d’expliquer et de comprendre le monde. Les sciences humaines ont encore un rôle et un devoir social à jouer, celui, à l’enseigne de ce que promulguait Weber, d’aider la société à mieux se comprendre elle-même. Abdiquer de cette responsabilité, qui n’est pas celle de la science pour la science, aura des coûts sociaux énormes. Certains indices se laissent voir de nos jours, qui soulignent la nécessité d’une plus grande présence de nos disciplines dans l’espace public, un plus grand engagement social, toujours, rappelons-le, avec le but d’apporter des outils de compréhension plutôt que des réponses toutes prêtes. Évidemment, la présence contemporaine de phénomènes tels que le racisme, le sexisme, l’indifférence face aux inégalités sociales et économiques, ou toute autre forme de discrimination est sans doute suffisante pour justifier cet engagement. Mais mentionnons également la vocifération et la popularité grandissante des théories de la conspiration, la confusion médiatique et informatique contemporaine, l’obscurantisme religieux et l’illettrisme scientifique qui touche désormais plusieurs strates de la société (un Canadien sur quatre croit au créationnisme, dont étonnement plusieurs élus politiques), l’utilisation de l’histoire pour justifier la violence et la xénophobie, etc. Une histoire engagée n’est certainement pas la solution pour contrer ces phénomènes, ce n’est sans doute pas son mandat direct. Elle peut peut-être néanmoins contribuer à les démystifier un peu.

L’engagement à nos yeux n’est pas de la partisannerie, ni un manque d’autonomie, mais plutôt une ouverture aux questionnements et aux préoccupations sociales, aux enjeux contemporains, à la participation sociale plus large aux défis collectifs.

Pour en savoir plus :

Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959.

Max Weber, Essais sur la théorie des sciences, Paris, Plon, 1992.

Fernand Dumont, L’anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, PUF, 1981.

Michel Freitag, Le naufrage de l’Université, Québec, Nota Bene, 1995

 

S’engager n’est cependant pas falsifier…

 

Le président Dmitri Medvedev est bien décidé à sévir contre ceux qui mettraient en doute la victoire de l’Union soviétique dans la Seconde Guerre mondiale. Et son rôle de “libérateur” en Europe de l’Est.

 

Le président russe assiste à une cérémonie de commémoration du 64è anniversaire de la victoire de la Seconde Guerre Mondiale sur la Tombe du soldat inconnu, Moscou, 8 mai 2009Le président russe assiste à une cérémonie de commémoration du 64è anniversaire de la victoire de la Seconde Guerre Mondiale sur la Tombe du soldat inconnu, Moscou, 8 mai 2009 Droits réservés

La lutte contre la mauvaise compréhension et l’interprétation erronée de notre histoire nationale (surtout celle du XXe siècle) a commencé. Le 19 mai, le président Dmitri Medvedev a signé un décret sur la création d’une Commission de lutte contre les tentatives de falsification de l’Histoire. Il est évident que cet organe, qui comprend beaucoup plus de hauts fonctionnaires que d’historiens, fait partie d’une vaste campagne. Rappelons en effet que le 6 mai, la Douma a entamé l’examen d’une loi contre la réhabilitation du nazisme et des criminels nazis dans les anciennes républiques soviétiques. Le projet de loi prévoit de trois à cinq ans de détention en cas de “révisionnisme”, et il vise aussi bien les Russes que les ressortissants étrangers. Il envisage également, à l’encontre des anciennes républiques de l’URSS tentées de réviser le bilan de la Seconde Guerre mondiale, des sanctions allant jusqu’à l’expulsion des ambassadeurs et à la rupture des relations diplomatiques.

Le 24 février, Sergueï Choïgou, le ministre des Situations d’urgence, avait déjà déclaré lors d’une réunion d’anciens combattants que le Parlement devait “se doter d’une loi contre ceux qui nieraient la victoire de l’URSS dans la Grande Guerre patriotique”. Ce souhait de l’un des leaders du parti Russie unie [au pouvoir] s’est vite transformé en projet de loi soutenu par le chef de l’Etat. La veille des cérémonies de la Victoire [fêtée le 9 mai], le président a souligné que personne n’avait le droit de mettre en doute l’héroïsme du peuple soviétique durant la guerre. Il avait directement abordé la question des manipulations de l’Histoire.

Un instrument de la politique étrangère russe

La toute nouvelle commission se compose de hautes personnalités de l’appareil d’Etat. C’est Sergueï Narychkine, le chef de l’administration présidentielle, qui la dirige. A ses côtés, on compte plusieurs de ses collaborateurs, d’anciens ministres, des hommes du Conseil de sécurité russe, du FSB et du Service des renseignements extérieurs. Parmi les rares historiens associés à cette “mission historique”, citons Alexandre Tchoubarian, directeur de l’Institut d’histoire générale de l’Académie des sciences, et Natalia Narotchnitskaïa*, directrice de l’Institut Andreï Sakharov d’histoire russe de l’Académie des sciences. En regard de ce casting de poids, la tâche de la commission semble plutôt modeste. Elle consiste à réunir et à analyser des informations sur la “falsification de faits et d’événements historiques réalisée dans le but de ternir le prestige de la Fédération russe sur la scène internationale”. La commission devra en outre élaborer “une stratégie visant à contrer les tentatives de falsification”.

Pour Sergueï Markov, membre de ce nouvel organisme et vice-président de la commission parlementaire chargée des associations et organisations religieuses, ceux qui combattent cette lecture “exogène” de l’Histoire servent la politique étrangère russe. “Nous sommes confrontés, de la part de certaines forces politiques, à une volonté délibérée de falsifier l’Histoire. La plupart des ces versions biaisées voient le jour dans l’espace postsoviétique”, explique-t-il. Dans le rôle des principaux falsificateurs, il cite les leaders ukrainiens de la “révolution orange”, le régime de Saakachvili en Géorgie et les dirigeants d’Estonie et de Lettonie. “Les régimes non démocratiques des Pays baltes ont fait des russophones qui vivent sur leur sol des citoyens de seconde catégorie. Afin d’ancrer cette discrimination, ils véhiculent une conception de l’histoire selon laquelle les Russes sont le vestige d’un ‘régime d’occupation’”, souligne-t-il. Mais, à son avis, c’est en Ukraine que la falsification de l’histoire récente est la plus monstrueuse. “On inculque aux écoliers et aux étudiants que les Ukrainiens sont depuis toujours ennemis des Russes. Cette idée sert de fil rouge à tous les manuels publiés là-bas”, ajoute Sergueï Markov. D’après lui, la désinformation actuelle y serait pire que les manipulations de l’Histoire opérées au temps de l’URSS.

Plutôt ouvrir les archives sur les répressions de masse

“Face aux moyens mis en œuvre en Ukraine pour promouvoir le mensonge historique, nos historiens, pauvres et démunis, seraient laminés sur le front de la lutte pour la vérité”, estime le député. L’Histoire est une question de sécurité nationale, qui nécessite l’intervention de l’Etat. “Nous serions ravis de laisser l’Histoire aux historiens, mais cela n’est pas possible. […] En butte à des programmes de falsification de l’Histoire pilotés par d’autres Etats, nous devons dresser notre propre programme national de lutte pour la vérité historique”, conclut-il.

Arseni Roguinski, le président de l’association russe Memorial, n’est pas de cet avis. “Pour moi, vouloir, par le biais de l’Etat, ‘assener une riposte ferme aux interprétations mensongères’ ne peut mener à rien”, assure-t-il. Ce défenseur des droits de l’homme est persuadé qu’aucune commission nationale russe ne saura persuader les Polonais, par exemple, que, le 17 septembre 1939, l’Armée rouge est entrée dans leur pays [en vertu d’une clause secrète du Pacte germano-soviétique, signé en août 1939] pour le libérer et non comme alliée de Hitler. Elle ne pourra pas non plus faire croire aux Lettons et aux Estoniens que la libération des Etats baltes par les troupes soviétiques n’a apporté que du bien. “Nous avons le droit de dire que nous avons libéré ces peuples du nazisme, parce que c’est bel et bien ce qui s’est passé. Mais les Lettons ont aussi le droit à leur version des choses, et ils se rappellent forcément les drames, les déportations massives et la collectivisation forcée”, rappelle Arseni Roguinski. La confrontation des mémoires nationales est une source d’incompréhension entre les peuples, et aucune commission d’Etat n’y pourra rien, juge-t-il. En revanche, “si cette commission s’attelait pour de bon à lever le secret sur les archives, au moins dans les limites prévues par le décret présidentiel de 1992 qui vise à rendre accessibles tous les documents liés aux répressions de masse, elle accomplirait un grand pas dans la lutte contre la falsification de l’Histoire”.

* Natalia Narotchnitskaïa a publié Que reste-t-il de notre victoire ? Russie-Occident, le malentendu, éd. des Syrtes, 2008.

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