Problématiser

Alexandre Georgondas, Philosophe praticien (région Ile de France)

On demande à l’élève de problématiser un texte ou un sujet, sans lui expliquer, la plupart du temps, ce que l’on entend au juste par problématique. Au mieux lui propose-t-on des formules absconses du type: « c’est la question de la question ». Force est de constater que rares sont les enseignants qui définissent avec précision ce terme, et pourtant tous s’entendent pour considérer qu’il s’agit d’une étape décisive dans la construction d’un devoir. En fait, la plupart d’entre eux n’en ont qu’une saisie intuitive, mais se révèlent incapables, à l’usage, d’en décrire le fonctionnement. Ce que nous essaierons de faire ici.

Qu’est-ce qu’un problème ?

Il faut d’abord considérer que dans « problématique » il y a « problème ». Il convient donc, dans un premier temps, d’essayer de comprendre, de caractériser, ce qu’est au juste un problème. Étymologiquement, le terme vient du grec provlima qui signifie jeté devant. Le problème est donc un obstacle que nous rencontrons sur notre chemin habituel, dans lequel nous buttons et qui nous force à réfléchir sur la manière de le résoudre.

Nous commencerons, ici, par nous intéresser aux types de problèmes les plus évidents, ceux que nous rencontrons le plus fréquemment, à savoir les problèmes du quotidien.

Les problèmes du quotidien

Qu’est-ce qu’un problème du quotidien? Nous en rencontrons tous et tous les jours. Parmi les exemples les plus courants nous pouvons citer le fait de passer une mauvaise nuit, le réveil qui oublie de sonner, un objet qui se brise, le téléphone qui sonne pendant qu’on est sous la douche, un accident sur la voie ferrée, le fait de ne pas trouver ce que l’on cherche, ou pire de ne pas chercher ce que l’on trouve, etc. L’élève les connaît bien, il les invoque généralement comme excuses pour justifier un retard à ses cours. Leur formulation simple ne suffit cependant pas à les constituer effectivement comme problèmes. Et c’est cette insuffisance que rencontre l’élève quand il se voit rétorquer des phrases types du genre : « Tu aurais pu prendre le bus, tu savais bien que tu avais cours à 9 heures, etc. »

Expliquez votre problème en détail !

Quand on nomme un problème, dans la vie courante, on a tendance à le faire de manière trop allusive, trop succincte, sans faire l’effort de remonter jusqu’au principe déclencheur, à l’amorce, du problème. Et l’élève, quand il se retrouve face à sa feuille, est naturellement porté à faire de même. Sa formulation du problème n’est pas suffisamment explicite pour le faire apparaître comme un véritable problème. Au quotidien, l’implicite contenu dans les formulations des situations problématiques semble suffisamment commun pour ne pas avoir besoin d’être rappelé. Ce qui est souvent, d’ailleurs, à l’origine de quiproquos: les deux interlocuteurs se rendant compte, après discussion, qu’ils n’étaient tout simplement pas d’accord sur l’implicite que sous-tendait, selon chacun d’eux, leur problème de manière évidente.

Mais quand il s’agit de problèmes plus sophistiqués, plus complexes, l’implicite n’est plus aussi simple à dégager. Le fait de perdre ses clefs, l’affirmation simple: J’ai un problème, j’ai perdu mes clefs!, par exemple, ne suffit pas, à lui seul, à constituer un problème. Cela suppose la mise en jeu d’autres éléments, de dégager tout l’implicite de sa formulation superficielle pour qu’il soit reconnu effectivement comme problème. Pour que le fait de perdre ses clefs soit compris dans son aspect problématique, il est nécessaire que j’en précise tous les détails pour éviter les quiproquos dont nous venons de parler ou la simple incompréhension. On peut donc formuler ce problème de manière détaillée de la façon suivante : « J’ai un problème, je dois rentrer chez moi, mais j’ai perdu mes clefs, et je ne dispose d’aucun autre moyen à ma connaissance pour entrer. » Et, à travers cette formulation plus explicite, nous en cernons d’autant mieux la nature problématique. Pour que perdre ses clefs pose effectivement problème, il faut déjà au moins signaler, dans un premier temps, en quoi nous en avons besoin. C’est peut-être sous-entendu de manière évidente mais ce n’est pas toujours pour autant le cas. L’interlocuteur devant cette formulation incomplète du problème va chercher à en dégager tout l’implicite pour reconstituer précisément la problématique. Il pourra, par exemple demander : « Et tu n’as pas un double ? » Cherchant une solution évidente au problème qui le ferait disparaître par là même et aussitôt comme problème.

Non.

Le problème qui se trouve ne plus avoir ici de solution évidente devient un authentique problème. On ne peut plus faire l’impasse dessus, on est forcé de s’y consacrer. C’est ce que doit chercher l’élève dans son devoir: une formulation explicite du problème dans toute son étendue, dans ses moindres détails, pour corriger ce défaut qu’il a d’utiliser des formulations trop allusives de sa problématique, empruntées à l’usage courant. Ce qui fonctionne sur des problématiques simples, évidentes, s’il en est, ne fonctionne pas forcément, ou tout au moins plus difficilement, sur des problématiques complexes. Il appartient donc à l’élève, dans un premier temps de dégager le problème dans toute son étendue. Ceci une fois fait nous pouvons nous interroger sur ce qui relie les problèmes entre eux, ce qui les constitue authentiquement comme problèmes. Qu’est-ce qui fait qu’un problème est bien un problème, à quoi reconnaît-on qu’un problème se pose ?

Il n’y a en effet pas grand-chose à voir entre le fait de se rendre compte au moment de claquer la porte que l’on a oublié ses clefs à l’intérieur et celui de se retrouver coincé dans un embouteillage en plein milieu de l’autoroute. Une première explication sur ce qui les relie ensemble pourrait être l’idée de contretemps. Nous verrons d’ailleurs par la suite que c’est le contre du contre-temps, notamment, qui est intéressant pour bien comprendre ce qui fait problème.

Le principe de contradiction

Pour qu’un problème se pose, dans la vie de tous les jours, il faut que nos intentions, notre visée soit perturbée par un événement inattendu qui entre en opposition avec elle. C’est cette force d’opposition qui crée le problème. Il n’y a problème, à proprement parler, qu’à partir du moment ou un élément A rencontre un élément non A. Où une intention se voit contrariée dans sa visée par un événement contradictoire. Je rencontre un problème si, voulant ouvrir une porte, je la trouve fermée et que je ne dispose pas de la clé, si, parmi plusieurs vêtements censés me mettre en valeur, je n’en trouve aucun qui m’aille. Pour qu’un problème se pose, il faut que nous ressentions, à un niveau quelconque, l’effet de ce que nous nommons principe de contradiction et que nous énonçons comme le principe fondamental de toute réflexion authentique. Contradiction entre nos intentions et le monde qui nous entoure pour ce qui est des problèmes du quotidien.

Spécificité des problèmes du quotidien

Il est deux particularités qu’il nous faut noter à propos des problèmes du quotidien. La première, c’est que ce n’est pas à nous de les poser mais que ce sont eux qui s’imposent à nous. On ne choisit pas, dans sa vie de tous les jours, de rencontrer des problèmes. À part ceux, et il en existe, qui cherchent délibérément les problèmes, et dont on dit : Méfie-toi de lui, il cherche les problèmes! Quelqu’un en bonne santé mentale aura plutôt tendance à les éviter et quand ils lui tombent dessus, car hélas c’est notre lot à tous, c’est contraint et forcé qu’il devra s’atteler à les résoudre.

L’autre particularité ici remarquable de ces problèmes du quotidien, c’est que nous sommes directement concernés par eux. Sinon, si je ne me sens pas d’une quelconque manière impliqué dans un problème, celui-ci cesse de se poser pour moi et il n’y a alors plus de problème. Qu’une famine survienne à l’autre bout du monde, si je ne me sens pas concerné, je n’y trouve aucun problème. Nous sommes au centre de nos problèmes du quotidien, c’est par rapport à nous qu’ils se posent.

Ce sont ces deux particularités qui distinguent les problèmes du quotidien de ceux que l’on attend dans une dissertation.

Les problèmes philosophiques

Spécificité des problèmes philosophiques

En premier lieu, dans un sujet ou un texte, le problème n’est pas explicitement posé et c’est à l’élève de le faire surgir. Première difficulté par rapport aux problèmes du quotidien qui s’imposaient à nous sans qu’on ait à les chercher. L’élève va donc devoir travailler le texte ou le sujet de façon à produire des contradictions suffisamment pertinentes pour faire naître un véritable problème.

Ensuite, et contrairement aux problèmes du quotidien, l’élève n’est plus au centre du problème, il n’en est plus le sujet principal. Ce n’est pas par rapport à lui que le texte ou le sujet doit poser problème. Le centre du problème doit donc être déplacé, l’élève doit opérer un glissement de l’épicentre du problème. C’est le texte ou le sujet qui en devient le centre, c’est dans son rapport à lui-même que le texte ou le sujet doit poser problème.

Nous sommes tous capables de réfléchir dès lors qu’un problème se pose, la difficulté c’est d’en faire surgir un. Dans la vie courante, la réflexion est sollicitée par des problèmes dont nous ne sommes pas responsables, puisque sinon nous aurions mieux fait de les éviter. Mais face à un exercice de commentaire ou de dissertation on demande de se responsabiliser. C’est à l’élève qu’il revient de produire le problème, c’est-à-dire de faire jouer le principe de contradiction, là est la difficulté1 .

Les principales erreurs

Et là aussi l’erreur que commettent nombre d’élèves. On leur demande de problématiser et ils font comme ils ont toujours fait, de la manière dont ils en ont l’habitude dans leur vie de tous les jours. Ils posent un problème dont ils sont le centre, ils font entrer le sujet ou le texte en conflit avec eux-mêmes. Et ils comprennent difficilement, quand ils voient arriver la note, que celle-ci soit mauvaise et affublée d’un commentaire du type: « vous ne traitez pas le sujet, vous réglez vos comptes avec lui. » Ils sont profondément déçus, dégoûtés, que leur bonne volonté, l’effort qu’ils ont fait dans le sens de ce qu’ils comprenaient de la problématisation, ne soit pas récompensé. Mais ils ignoraient qu’il fallait, en premier lieu, déplacer le centre habituel du problème, déplacer le centre du sujet, d’eux-mêmes, au sujet lui-même.

Un autre type d’erreur que commettent bien souvent les élèves résulte aussi de l’attitude courante que nous avons dans ce genre de situation. Dans la vie courante, nous l’avons dit, l’attitude la plus censée est celle qui consiste à éviter les problèmes. Aussi, l’élève, face à un devoir, a bien souvent la tentation de se comporter de manière semblable et, plutôt que de problématiser, de se mettre en danger en provoquant, au travers du texte ou du sujet, des contradictions internes qui lui demanderont alors l’effort d’essayer de les résoudre, de proposer des pistes de solutions possibles, il préfère éviter les conflits. Il contourne les difficultés en se contentant d’une plate récitation de ce qu’il a appris, au lieu de disserter, c’est à dire de réfléchir à partir des problèmes soulevés par le sujet, ou de commenter, c’est à dire de repérer les problèmes mis en jeu par le texte. Hors texte ou hors sujet donc. L’élève tourne autour du sujet ou du texte sans vraiment l’affronter.

Pourquoi nous demande-t-on de problématiser ?

Pourquoi chercher les problèmes ? N’est-ce pas une attitude vaine, inutile ? Car, après tout, la question mérite d’être posée. Pourquoi, en effet, ne pas se contenter de répondre à la question posée par le sujet (qui n’est aucunement la problématique, comme certains semblent encore le croire), ou bien de commenter un texte, en déroulant simplement la partie du cours qui nous semble la plus appropriée ? Parce qu’on demande avant tout à l’élève, dans ce type d’exercices, de mettre en oeuvre sa propre réflexion et qu’on ne saurait réfléchir (c’est une gageure) sans d’abord poser un problème. Revenons à la vie de tous les jours. Nous ne réfléchissons, à proprement parler, nous ne nous « prenons la tête », qu’à partir du moment où nous rencontrons un problème. Qui va perdre son temps à réfléchir, dans la vie courante, si aucun problème ne se pose à lui ? Il passera pour un imbécile, un brasseur de vent, et on lui demandera, curieux ou agacé, voire les deux : pourquoi est-ce que tu te prends la tête, il n’y a aucun problème ?

Ces brasseurs de vent ont l’art de mettre en oeuvre ce que l’on appelle de faux problèmes. La contradiction y est forcée ou insignifiante. Et la réponse qu’elle suscite est généralement : Tu te moques de moi, je ne vois pas où est le problème, car tu connais déjà la réponse. Le véritable problème se doit donc de révéler une contradiction évidente dont il n’est cependant pas évident de sortir, ce que l’on nomme en philosophie une aporie, qui signifie impasse en grec.

C’est cette aporie qui va provoquer la réflexion, qui va la rendre nécessaire, lui donner sa raison d’être. Sans cela nul n’est besoin de réfléchir, il n’y a qu’à laisser la vie suivre son cours. Quand il n’y a pas de problème la vie est un long fleuve tranquille. Et quand, à la question : Qu’as-tu fait aujourd’hui?, on se voit répondre: Rien, comme ça arrive, ça ne signifie évidemment pas rien au sens propre du terme, que la personne est restée cloîtré chez elle à attendre que le temps passe, mais seulement qu’elle n’a rien fait de remarquable, que rien n’est venu la contrarier dans ses habitudes, qu’elle n’a rencontré aucun véritable problème. En un mot, que sa faculté de réfléchir n’a aucunement été sollicitée ce jour-là.

On demande donc à l’élève de problématiser pour lui apprendre à amorcer, à déclencher de manière autonome, sa réflexion. Ce qui se révélera d’une grande utilité par la suite, les postes dits à responsabilités allant en priorité à ceux capables de mettre en oeuvre une telle faculté1 qui leur permettra d’anticiper sur une situation à risque, en dégageant les tensions contradictoires qui s’y exercent. Tandis que celui qui n’aura pas appris à problématiser verra le problème lui tomber dessus sans crier gare et sera débordé, noyé, emporté par lui. Il sera, comme on dit, dépassé par les événements.

Aussi, on ne saurait trop conseiller aux élèves de s’appliquer à provoquer, à chercher, les problèmes. Non pas dans leur vie de tous les jours, ce qui serait inutilement prise de tête, mais à travers les sujets qui leur sont donnés.


(1) Pour problématiser, il faut trouver dans le sujet une boule noire et une boule blanche qui fassent sens et les faire jouer l’une contre l’autre. On déclenche ainsi la réflexion.

(2) Il est remarquable d’ailleurs que la question de la problématique ne soit pas ou peu abordée dans les sections technologiques ou professionnelles, alors qu’elle est mise en avant dès la classe de seconde dans les sections générales.

Enseigner la problématisation, ou plutôt apprendre à problématiser ?

Michel Tozzi, Professeur des universités à l’Université Montpellier 3, aux Journées d’études de l’Acireph (26-28/10/06 – ENESAD Dijon)

Aborder la question de l’enseignement philosophique par l’enseignement de la problématisation, c’est y rentrer moins par la liste des notions, des repères ou des auteurs du programme de philosophie français, que par ce qui est transversal aux cours, aux notions et aux oeuvres : le noyau central des problèmes, à partir desquels réglementairement notions et oeuvres doivent être ordonnées. Mais en insistant davantage sur le processus que sur le produit, car c’est la démarche de problématisation, selon le paradigme français de la dissertation, qui va permettre d’identifier, de construire et/ou de comprendre un problème : du coup la notion nous met au centre de l’apprentissage du philosopher comme processus intellectuel.

Si les problèmes philosophiques (ex : qu’est-ce que la vérité ? Est-elle désirable et peut-on l’atteindre ?), se sont progressivement posés et sont déposés dans l’histoire de la philosophie et ont eux-mêmes une histoire, ils peuvent être enseignés aux élèves comme des contenus, actant un patrimoine. Ce que l’on escompte par cette transmission de la tradition philosophique, c’est qu’elle va aider les élèves à apprendre à réfléchir, et notamment, par l’exercice obligé de la dissertation, à identifier les problèmes et problématiser les questions qui leur seront posées au baccalauréat (et plus largement dans et par la vie, finalité moins consumériste…).

C’est l’ articulation ainsi communément conçue entre l’enseignement de la problématisation et son apprentissage que nous voudrions interroger.

Nous posons l’hypothèse didactique qu’il est plus heuristique de parler d’apprentissage de la problématisation que de son enseignement. Notamment parce qu’il ne suffit pas d’identifier un problème pour problématiser soi-même. Et nous affirmons même que pour penser l’apprentissage du philosopher en classe, partir de l’enseignement de la problématisation par un enseignant sans prendre en compte l’apprentissage du problématiser des élèves pourrait être un obstacle épistémologique et méthodologique.

Enseigner la problématisation

Qu’entendre en effet par  » enseignement de la problématisation ? « .

Renaud Dogat nous en donne un exemple quand il dit :  » Problématiser : expliquer un problème philosophique, c’est-à-dire donner une idée des principaux enjeux et thèses en présence « .

Il y a deux façons au moins d’entendre cet enseignement :

1) On peut le traiter historiquement et doctrinalement, à partir de l’histoire de la philosophie et de la démarche des philosophes dans leur oeuvre. On expliquera par exemple que chez Descartes, dans les Méditations métaphysiques, problématiser consiste, pour penser par soi-même, à inaugurer un questionnement sous la forme d’un doute méthodique, systématique et radical de nos opinions et certitudes, à rendre problématique nos affirmations, en argumentant notamment que la recherche de la vérité ne peut reposer sur la connaissance donnée par nos sens ou notre imagination, mais seulement sur notre entendement. Définir ce qu’est problématiser consiste alors à analyser la façon dont un ou plusieurs philosophes s’y sont pris personnellement pour problématiser.

Enseigner la problématisation, c’est donc ici par exemple expliquer la démarche du doute de Descartes.

On pourra se référer à des démarches de problématisation d’autres philosophes, les expliciter chacune dans leur spécificité, faire un inventaire de quelques exemples historiquement disponibles, montrer les points communs et les différences, esquisser peut-être une histoire de la problématisation selon les doctrines ou les courants etc.

2) On peut aussi traiter la notion philosophiquement, en élaborer pour sa propre réflexion une définition philosophique, problématiser la notion de problématisation dans ses enjeux (métaphysiques, éthiques…), et en construire le concept (le conceptualiser), puis exposer sa propre recherche en classe lors d’un cours. Donnons comme exemple la réflexion de N. Go, qu’il pourrait développer devant des élèves de terminale :

 » Problématiser, c’est élaborer un problème… Si on crée des concepts, c’est parce que le processus d’élaboration du problème a besoin d’outils pour progresser… C’est parce que le donné de la culture, le plus souvent sous forme d’opinions et de croyances, dans l’ensemble des réponses toutes faites et suffisamment communément admises pour donner une impression de vérité et un sentiment partagé de certitude, ce donné ne suffit pas à élucider le réel dans son ensemble et en tant qu’il résiste… La lucidité (qui repose sur l’exigence de vérité) implique d’identifier en quoi consiste précisément la limite de nos moyens disponibles pour comprendre ou interpréter le réel. Poser un problème, c’est se donner les moyens d’une recherche qui consiste à dépasser les limites de ce qu’on croit connaître et qui justement nous empêche de connaître. C’est porter un regard nouveau, dépouillé de ses oripeaux, et qui consent à se doter d’outils les plus efficaces possibles (les concepts) pour vivre libre (émancipé de la fonction déterminante des déterminismes). C’est prendre la responsabilité de ce vertige qui surgit dès lors qu’on renonce aux illusions confortables qui font système, et devant le caractère implacable de la cruauté (ou crudité) du réel, dès lors qu’on cesse d’y appliquer nos représentations (qui ne sont que des protections contre le désarroi)…

Si je laisse de côté la définition académique (NDLR : scolaire de la dissertation), je crois pouvoir dire que problématiser, c’est maintenir permanente la vigilance d’une pensée loin de l’équilibre, qui, tout en élaborant ses concepts, s’interroge incessamment sur les motifs de sa propre construction (à la manière de la généalogie de Nietzsche, qui demande d’où vient ce besoin récurrent de vérité sinon d’une volonté de puissance faible)… Pour ma part, si je pose des problèmes, c’est parce que je me demande ce qui fait que la vie vaut d’être vécue, et que je ne trouve pas de réponse dans le monde tel qu’il s’offre à moi. Il me semble que poser des problèmes, c’est nécessairement les vivre (sans quoi on en reste à l’élaboration intellectuelle) et prendre acte des résultats de la recherche, quoi qu’il en coûte (et le plus souvent, il en coûte beaucoup). Problématiser, c’est faire acte de courage (sans quoi ça n’est qu’une prétention bourgeoise, ou un exercice académique), cela implique d’aller jusqu’au bout du dépouillement (à la manière du joueur de poker qui, s’il perd, accepte de donner jusqu’à sa chemise ; mais à la différence du poker, en philosophie, on ne perd jamais, ou ce que l’on perd, c’est ce dont on n’avait pas besoin). Lorsque la pensée se dépouille, elle se rend disponible pour l’intuition, la contemplation, et elle est alors enfin capable des concepts adéquats pour accéder au réel. Tout ceci n’est possible que par le sens du problème. Problématiser, c’est mettre notre monde tout entier sur le tapis du jeu (et non pas simplement une idée), en étant prêt à le perdre si tel est le résultat de l’enquête. … Poser un problème (ou problématiser), c’est mettre sa vie en question par le soupçon porté sur l’ensemble des réponses disponibles, par le courage de l’incertitude, par un travail d’examen et d’instruction qui en découle comme nécessité. Le problème n’existe alors qu’en vertu d’une nécessité intérieure, celle de répondre à la question : qu’est-ce qui fait que la vie mérite d’être vécue ?… « .

Enseigner la problématisation, c’est ici développer devant les élèves la conception et la pratique de la problématisation élaborée pour soi-même. Le cours est bien une  » oeuvre  » du professeur de philosophie.

3) Il y a aussi une façon d’aborder l’enseignement de la problématisation, comme méthode de réflexion philosophique, à travers les exercices proposés aux élèves, que l’on trouve dans les ouvrages de méthodologie de la dissertation, de préparation aux épreuves de l’examen. Elle rejoint en partie les précédentes, mais de manière plus concrète, car on s’adresse moins aux apprentis- philosophes qu’aux futurs candidats, avec en tête une préoccupation de résultat.

Le processus de problématisation fait, dans ces ouvrages destinés aux classes terminales ou préparatoires, l’objet d’une didactisation.

Par didactisation,j’entends la façon dont une activité de recherche, ici le champ de la philosophie (ex : le doute cartésien des Méditations) devient objet d’enseignement et d’apprentissage à l’école. On sait par les travaux des didacticiens qu’il se produit, dans le passage d’un champ de recherche à sa scolarisation, une transposition, une déformation, une reconstruction du savoir savant (ici philosophique) en matière enseignée. L’existence en France d’un type d’épreuve (la dissertation), évalué en classe et à l’examen, va notamment amener à formaliser scolairement ce qui est attendu de l’élève en matière de problématisation, en particulier dans son introduction : les ouvrages didactiques produits à cet effet donnent des définitions et des conseils de réalisation, ainsi que de nombreux corrigés d’enseignants censés montrer ce qu’il faudrait ou aurait fallu faire.

Il y a par exemple un large consensus didactique dans la corporation sur le fait qu’il s’agit de mettre à jour, dans l’introduction de sa dissertation, à partir de la question posée, un problème. Parce que, ajoute-t-on, l’on ne peut répondre à la question qu’en tentant de résoudre le problème. Il y a aussi des nuances selon les auteurs sur le processus de cette mise à jour :

– il s’agit pour les uns d’ identifier ce problème, ce qui suppose qu’il était déjà là implicitement, et qu’il faut, en se souvenant du travail fait en classe, le reconnaître, le dévoiler, le découvrir, au sens de la découverte d’un trésor (philosophique). La connaissance des problèmes philosophiques déposés dans la tradition est alors fondamentale, et c’est pour beaucoup d’enseignants le rôle des cours que d’exposer ces problèmes et la façon dont ils sont traités par des auteurs, ce que l’on fait aussi par ailleurs par l’étude suivi d’oeuvres.

Pour problématiser une dissertation, il faut donc reconnaître un problème philosophique classique. Ce qui caractérise un problème philosophique, ce sont ses enjeux pour la condition humaine, la difficulté à le résoudre, la pluralité des réponses possibles, y compris parfois son aporie. Cela ne s’invente pas, dira-t-on, et repose sur du savoir philosophique. On peut le reconnaître en analysant les termes du sujet, les notions présentes dans la question et leur type de relation, en questionnant la question, ses présupposés et conséquences, en dressant une liste de questions ordonnées qui dégage l’axe central du problème, en mobilisant les souvenirs des cours sur les notions ou les oeuvres analysées jusque là. D’où la nécessité d’  » enseigner la problématisation « , c’est-à-dire les problèmes philosophiques classiques, qui aideront les élèves à cette identification.

– D’autres, parfois les mêmes, parlent de construire ou reconstruire le problème. Reconstruire suppose une mise en scène du problème : expression des enjeux, façon dont un philosophe l’a historiquement posé, ou mise en tension de solutions classiques connues, de deux positions de philosophes différents ou contradictoires.

Construire est plus ambitieux : cela suppose que l’élève imagine de lui-même un problème central, perçoive les difficultés qu’il peut bien recéler (problèma signifie difficulté en grec), esquisse des oppositions pertinentes… Pour beaucoup d’enseignants, c’est difficile ou impossible pour la plupart des élèves. D’où la position précédente, d’enseigner les problèmes pour qu’ils les reconnaissent, et aussi la proposition de mettre explicitement au programme certains problèmes pour ne pas jouer à cache-cache, ou à tout le moins de déterminer davantage certaines notions du programme, pour réduire le nombre de problèmes possibles à l’examen.

Mais dans les deux cas, c’est le problème découvert ou inventé qui va soutenir le déroulement du devoir jusqu’à sa conclusion. La problématique est alors définie comme  » l’art et la science de révéler le problème philosophique, puis de tenter de le résoudre  » (J. Russ). Elle irait plus loin que la position du problème, en ce qu’elle cheminerait jusqu’à sa résolution. C’est le même type d’exigence, mais plus élevé (plus de connaissances philosophiques et plus d’imagination pour la mise en scène de la pensée), que l’on trouve en classe préparatoire…

Problématiser, dans ce type de didactisation, c’est en partant d’une question (ou d’un texte à commenter, réponse à une question explicite), (re)trouver un problème, dégager ses enjeux et ses difficultés, et explorer les solutions possibles pour les dépasser et le résoudre.

Il s’agit bien d’une didactisation, d’une transposition didactique dirait Chevallard, et même ou plutôt d’une création scolaire, dirait Chervel, car les philosophes eux-mêmes n’ont que très rarement fait de dissertations, sauf quand comme Rousseau et Kant ils passaient des concours ! Cette construction didactique est le fruit d’une histoire (la dissertation est une invention française de la fin du 19ième), et bien d’autres formes de didactisation sont possibles, et existent par ailleurs de par le monde. Mais en France, les gardiens de l’institution philosophique en font la démarche paradigmatique de l’apprentissage du philosopher (la dissertation comme  » patrimoine incontournable de l’enseignement philosophique « , disait-on dans le programme de 2000), condamnant seulement parfois ses dérives formalistes.

Apprendre soi-même à problématiser

Dans les figures de didactisation ci-dessus, où la problématisation est enseignée comme contenu historico-doctrinal ou méthodologique, le professeur estime que la démarche de tel philosophe, ou/et de plusieurs philosophes, ou/et sa propre démarche (sa conception de la problématisation comme contenu, la démarche de son cours sous forme dissertative, ou les exemples de problématisation donnés dans ses corrigés de dissertation), peuvent être un modèle à suivre pour les élèves, qui leur apprendra à problématiser.

La problématisation est la démarche de pensée par laquelle on problématise. Qu’est-ce donc que problématiser ? Voilà une question (qu’est-ce que ?) sur la définition d’une notion (problématiser). Pour qu’un élève apprenne à problématiser, il faut donc lui expliquer la problématisation, et lui donner des exemples, celui des philosophes ou le sien propre !

On lui dira par exemple de s’inspirer du doute cartésien pour mettre en question ses propres certitudes, comme autant de préjugés issus de son milieu familial et social, de son groupe de pairs, des médias etc. On lui expliquera comment problématiser. On lui donnera des exemples d’auteurs ou de corrigés. Et on lui demandera de le faire.

L’expérience montre cependant que la transmission de démarches sous forme de contenus déclaratifs (exposer comment Descartes fait ou comment on fait dans une dissertation) et injonctif (dire de faire comment on a montré), n’amène forcément ni à  » désirer vouloir le faire  » (car cela suppose que le sujet puisse y trouver un sens), ni à  » savoir le faire « , même s’il le veut : car il s’agit pour l’élève d’apprentissage, donc a) de désir, b) d’une compétence à construire, face à la tâche prescrite, dans une activité réelle. C’est la limite de toute pédagogie transmissive ou du modèle à imiter.

Dans cette perspective, la question ne peut plus être, ou pas exclusivement (car toute connaissance philosophique peut être formative, si elle n’est pas seulement apprise, mais habitée par une pensée qui la revisite) :  » Que leur enseigner sur la problématisation pour qu’ils apprennent à problématiser? « . Car il ne suffit pas, et de moins en moins selon les types d’élèves, d’  » enseigner aux élèves pour qu’ils apprennent « , et en particulier de leur enseigner des connaissances pour qu’ils développent des compétences. Ou plutôt les connaissances ( sur la problématisation) ne deviennent opérationnelles que mobilisées pour et dans une activité (s’essayer à problématiser), confrontée à la résistance du réel (ici par exemple la posture assumée d’une visée de vérité, la difficulté de mettre en cause sa représentation du monde, l’adoption d’un rapport réflexif et non utilitaire à la langue pour penser etc.)

La question, lorsqu’elle est didactiquement posée, nécessite de clarifier  » Qu’est-ce qu’apprendre à problématiser pour un élève?  » (plutôt que :  » Qu’enseigner sur la problématisation ? à des élèves « .  » Apprendre  » signifie moins ici  » apprendre la problématisation à quelqu’un  » (to teach, enseigner), mais  »  apprendre soi-même à problématiser  » (to learn, apprendre quelque chose).

Cette  » révolution copernicienne  » (se mettre du point de vue de l’élève quand on est enseignant), aborde la question : qu’est-ce pour un élève que  » problématiser  » ? Et, puisqu’il s’agit pour lui d’un apprentissage, d’  » apprendre à problématiser  » ? Il faut donc comprendre les processus de pensée que les élèves mettent en jeu face à une telle tâche, dans l’exercice de ce type d’activité, et quelles difficultés ils rencontrent dans l’exercice.

Nous avons travaillé pour notre part, dans les années 90, à une formalisation qui n’entrait par par l’ enseignement de la problématisation, mais par son apprentissage. Nous envisagions la problématisation comme une compétence intellectuelle de l’élève à développer dans des activités diversifiées (discussion orale et formes diversifiées d’écriture), à un moment où l’approche par compétences était vigoureusement critiquée comme  » pédagogiste et techniciste « , bannie des programmes…

Problématiser, disions-nous plus exactement, d’un point de vue didactique (que nous distinguions d’un point de vue philosophique, variable selon les philosophes, parce que l’on s’y place du point de vue de l’élève), constitue  » l’une des capacités philosophiques de base (avec conceptualiser des notions ou des distinctions notionnelles, et argumenter rationnellement son jugement), en vue d’apprendre à philosopher au cours d’activités complexes de réflexivité, développant des compétences à lire, écrire et discuter philosophiquement dans un rapport au réel qui met en jeu (comme enjeu) le sens et la vérité (la sagesse antique ajouterait : le bonheur) « .

Depuis 1998, nous avons travaillé à la mise en place de nouvelles pratiques à visée philosophique dans la cité (café philo et université populaire), et à l’école primaire et au collège.

La situation instituante de pratiques innovantes sans normalisation institutionnelle, l’absence de programme, de dissertation, d’examen, plus généralement d’évaluation, l’intérêt pour l’oral et la discussion, et chez les enfants l’ancrage de l’éveil de la pensée réflexive dans la sensibilité et l’imagination, le travail du penser ensemble sur la littérature et le mythe etc., nous ont amené à d’autres formes possibles de didactisation.

L’expérience récurrente du questionnement syncrétique et radical des enfants, aux pourquois essentiels et déstabilisants pour l’adulte, de la confrontation sociocognitive dans la discussion en classe, au café philo et dans l’atelier philosophique pour adultes de l’université populaire, nous a orienté vers une formalisation de la problématisation plus diversifiée.

Nous voudrions insister particulièrement sur un point qui nous semble au fondement de la démarche de problématisation : la place donnée, au-delà de la question, au questionnement, parce que c’est lui qui va donner sens (signification et direction), à la recherche qui s’initie. Un questionnement habité,  » pour de bon  » ou  » pour de vrai  » comme disent les enfants, qui n’a pas à être  » dévolu  » à l’élève par le maître, qui n’est plus  » de commande  » (scolaire, pour le contrôle ou l’examen), mais de  » nécessité intérieure « , par l’enjeu existentiel qu’il représente pour le sujet dès qu’il le soulève, le porte et doit le  » supporter  » (dans la polysémie du terme). La posture est ici essentielle, elle m’institue dans son urgence comme sujet pensant, me fait faire, comme dit J. Lévine, l’expérience du cogito : expérience fondatrice chez l’enfant pour entrer dans une démarche de problématisation.

On dissertera sans fin pour déterminer si on est au pire hors problématisation, au mieux dans ses préalables (positions de la plupart des professionnels de la philosophie, qui s’écrieront : où est le problème derrière la question !). Ou si la problématisation a déjà  » commencé  » (le commencement n’étant pas réductible à l’origine, selon la distinction deleuzienne). Nous pensons que le questionnement n’est pas réductible à la question (a fortiori au sens d’un sujet sous forme de question posée à un élève et un candidat). La question n’est parfois même pas clairement formulée chez celui qui s’interroge. Et pourtant la préoccupation est là, posée par la vie, reprise par une verbalisation qui s’essaye, et va ressentir la pensée comme un besoin. Car le questionnement (prenons l’exemple de la mort, dont la préoccupation surgit souvent vers quatre ans chez l’enfant), prend sa source dans l’émergence chez le sujet humain d’une énigme, dérangeante voire lancinante, qui demande impérieusement à être examinée, éclaircie, résolue, qui va chercher des mots pour se dire, une formulation, souvent sous forme de questions. Le questionnement est en ce sens déjà démarche, autoprescription à la recherche, et adresse implicite ou explicite à d’autres hommes pour comprendre, savoir, échanger. La problématisation c’est le cheminement initié et tracé par un questionnement authentique. Et commencer à problématiser, c’est entrer en philosophie. Nous sommes là au coeur de ce qui fait sens pour l’homme dans le philosopher, qui ne doit pas être (et risque d’être) éteint par la simple didactisation d’exercices scolaires. Ce sont les conditions du problématiser en classe terminale (la préparation au bac), qui font parfois oublier ce qui est central dans la démarche, et doit être pédagogiquement suscité, encouragé et accompagné, le questionnement authentique d’un sujet.

En résumé, problématiser c’est entrer dans une démarche de questionnement qui va nous habiter comme problème ouvert, parce que nous sommes percutés par l’urgence existentielle et intellectuelle à résoudre une énigme : d’où la nécessité de l’expliciter, d’affronter la difficulté à la résoudre.

C’est pourquoi cette capacité de questionnement, à la fois originaire dans l’enfance et récurrente dans la vie, est nécessaire à développer pour celui qui, dans ou hors l’école, et il n’y a pas d’âge requis pour commencer, veut apprendre à  » penser par soi-même « . Dans une situation de formation, elle doit être didactisée, d’une part en clarifiant ce processus pour les apprentis-philosophes, d’autre part en proposant des situations pour favoriser son apprentissage.

Et c’est dès ce point d’interrogation que l’accompagnement d’un tiers instruit (professeur/animateur) est nécessaire pour travailler avec ce questionnement individuel, très vite collectif par sa portée universelle dès qu’il est assumé par un groupe (d’enfants, d’adolescents ou d’adultes). On peut ainsi apprendre à problématiser à l’oral, et pas seulement à l’écrit, par la confrontation sociocognitive dans un esprit de recherche, quand on est moins dans une logique de contradiction argumentative, que dans une démarche d’auto interrogation collective où on intègre dialogiquement la différence des points de vue, qui nous déplace dans notre façon de questionner et d’essayer de répondre aux difficultés rencontrées…

Nous ne voulons pas dire qu’il suffit de se questionner pour problématiser : il faut saisir les enjeux de ce questionnement pour la condition humaine, ce qui s’exprime chez les enfants par la gravité et l’urgence des questions qu’ils posent, mais n’est pas encore explicité, thématisé. Il faut aussi saisir en quoi il y a problème, c’est-à-dire difficulté à répondre à ce type de question, pourquoi la question est complexe, ouverte, impossible à résoudre techniquement, scientifiquement, et néanmoins susceptible de plusieurs types d’approches et de traitements, plusieurs réponses (y compris parfois aporétique…). Il sera bon alors de rencontrer à un moment du cheminement, de son cheminement, des philosophes, mais pas forcément d’emblée ou comme préalable, car ce qui compte, c’est l’origine en soi du questionnement, tout au moins lorsqu’il s’agit de penser par soi-même, et pas seulement de réussir à un examen…

Diotime, n°35 (10/2007)

Une réponse à « Problématiser »

  1. Pour communiquer au travers du langage, il faut que nous ayons un même référentiel. Il me semble préférable d’en utiliser un qui est commun, plutôt que de redéfinir ce qu’est un problème. Le dictionnaire de l’Académie française donne comme définition « question que l’on cherche à résoudre en usant de méthodes rationnelles », mais aussi « point suscitant la réflexion, l’interrogation sur un plan théorique ou pratique ». Lorsque j’use d’une méthode rationnelle, donc d’une méthode « qui relève de la raison, de l’entendement ; qui est fondé sur le raisonnement et non sur l’expérience », je produis quelque chose, en l’occurrence des concepts nouveaux ou des preuves, puisque la raison est la « faculté de penser en général ; capacité qu’a l’homme d’ordonner ses pensées de façon universelle et nécessaire, d’associer des notions ou des faits de manière à en tirer des concepts, des démonstrations, des preuves ». Alors que la réflexion, « action de l’esprit qui se concentre sur un objet, y arrête sa pensée ; examen, considération attentive », ne produit que des pensées. Lorsque je perds mes clés, ai-je besoin de réfléchir ou de raisonner ? Dit autrement, ai-je besoin de chercher une solution parmi des possibilités (pensées) que je connais, téléphoner à un serrurier, téléphoner à quelqu’un qui aurait un double de ma clé, tenter de trouver où j’ai pu l’égarer, rentrer chez moi en passant par la fenêtre… ou bien ai-je besoin d’inventer quelque chose de nouveau, de chercher de nouvelles vérités ? Il semble que dans le cas d’un problème quotidien, la solution nécessite une réflexion, pas un raisonnement. Cela ne me sert pas à grand-chose de me poser la question de savoir pourquoi ma porte doit rester fermée, c’est la raison qui me contraint à cette situation.

    La question que vous semblez poser est donc de savoir si pour traiter d’un problème philosophique, nous devons inciter à la réflexion ou au raisonnement. Dans le premier cas, vous demandez à l’élève de résoudre un exercice selon une méthode établie, travailler le texte ou le sujet de façon à produire des contradictions suffisamment pertinentes pour faire naître un véritable problème, puis de réfléchir, donc de chercher parmi ses connaissances les arguments des différents philosophes, voire les siens, qui permettront de traiter le sujet. Dans le second cas, vous demandez de raisonner, donc de créer des concepts ou de chercher des preuves (des vérités). La philosophie « recherche de la vérité, des principes et des fins de toutes choses ; activité critique de l’esprit fondée sur l’exercice de la raison naturelle, qui s’attache à dégager les fondements de la connaissance, les conditions de l’action et le sens de l’existence humaine » se base sur la raison, pas sur la réflexion. La question se résume donc à savoir s’il faut apprendre à philosopher ou l’histoire de la philosophie.

    La question de la problématisation est la même. Soit il s’agit de définir une méthode et de l’enseigner comme faisant partie de l’histoire de la philosophie, soit il s’agit de philosopher donc de chercher des preuves et d’inventer des concepts. Mais, puisque la question se pose, c’est que nous ne savons pas problématiser. Comme je n’ai que la raison pour me permettre de philosopher, que la raison est une vérité qui me permet de trouver des vérités, toute question philosophique est tautologique. La seule issue est de chercher les hypothèses sur lesquelles se basent un raisonnement, plutôt que de chercher des vérités. Ces hypothèses sont des vérités qui doivent être admises, elles ne sont pas démontrables. La problématisation est alors la recherche d’hypothèses (vérités) contenues implicitement dans un texte. Il s’agit donc d’élargir le cadre jusqu’aux limites de la raison, c’est-à-dire sans aller au-delà de ce qui ne peut plus être compris (par les autres et en l’occurrence mes professeurs).

    Mais, si je veux réellement philosopher, est-ce qu’il n’est pas préférable de problématiser au-delà de la raison, puisque celle-ci n’est qu’humaine (culturelle) ? Lorsque je dis, je pense donc je suis, quelles sont les hypothèses implicites ? Lorsque je dis je suis (j’existe), je dis que je suis un objet issu de l’univers, donc que « l’univers existe » et que « j’en suis dépendant » puisque l’univers ne peut créer des choses qui ne sont pas de sa matière et qui ne respectent pas ses lois. Mais, je ne sais pas le démontrer, car je ne sais pas pourquoi il existe. Ces vérités (soulignées) s’appliquent à mon prochain, c’est une vérité démontrable ou tout au moins raisonnable. Moi et autrui formons ce que nous nommons une société. Puisque je suis issu de l’univers, « je suis issu de la société, et j’en suis également dépendant ». Mon langage m’a été enseigné par la société, je ne sais pas d’où il provient, il fait partie de son histoire, de même que la raison, tous les concepts qu’il décrit. Lorsque je dis je pense, cela signifie que j’utilise un langage qui n’est pas le mien (que je n’ai pas inventé) pour exprimer des choses raisonnables que d’autres personnes pourront comprendre. Je ne peux avoir de pensées qui sont hors de mon langage, et si c’était le cas je ne pourrais pas les communiquer. Lorsque je dis je pense donc je suis, je dis que je suis issu de la société dont je dépends au travers de la raison, donc que je suis issu de la société. Je pense donc je suis est une tautologie basée sur deux vérités, je pense ET je suis que je dois admettre. En transformant ces hypothèses en vérités, je développe une mythologie. Notre quête de vérités ne devrait-elle pas se résumer à comprendre d’où proviennent nos concepts et à quoi ils servaient lorsqu’ils ont été créés, plutôt que de créer des mythologies pour les justifier ? Est-ce que cette autre quête (probablement illusoire également) n’est pas la réponse à la problématisation, puisqu’elle consiste à rechercher l’origine des problèmes humains ? Et, est-ce que dans le même temps, elle n’apprend pas à philosopher en démontrant la relativité de la raison ?

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